LES ÉCHOS WEEK-END, Philippe Chevilley, samedi 11 et dimanche 12 janvier 2020


« Le Champ : le grand chœur des âmes »

« Robert Seethaler fait parler les morts d’une petite bourgade autrichienne. Vingt-neuf voix, âmes apaisées ou en colère, racontent la vie d’une communauté et, à travers elle, toute l’humanité. Un roman polyphonique poétique et bouleversant.

Dans Le Champ, la terre est remplie d’âmes. Le champ est un cimetière, celui de la bourgade autrichienne de Paulstadt. Un vieil habitant a noué une relation particulière avec l’endroit, parce qu’il y entend des voix. La voix des morts. Alors que rentré chez lui, il s’assoit, tournant le dos à la fenêtre et au monde, pour pouvoir tranquillement suivre le cours de sa pensée, le champ se met à parler. Vingt-neuf morts vont se raconter, en autant de chapitres, dans le bouleversant roman d’outre-tombe signé Robert Seethaler.

L’écrivain autrichien, qui nous avait enchantés avec Le Tabac Tresniek (en 2014) et Une vie entière (en 2015), réussit un nouveau prodige avec ce chœur funèbre hypnotique, qui est tout sauf un exercice de style vain. Les morts ont leur propre voix, une façon de s’exprimer singulière. Plutôt que de brosser une série de portraits monotones, Robert Seethaler leur fait évoquer un souvenir fulgurant, l’acmé d’une vie, bonheur ou drame… Si certains défunts font allusion à leur trépas, la plupart ne parlent que de la vie. Avec une émotion contenue dans chaque mot.

La voix peut être un vrai chant d’amour, telle celle d’Hanna Heim qui « revit » ses derniers instants auprès de son cher mari. D’autres ressassent leurs amours déçues, impossibles ou tuées dans l’œuf – combats contre la solitude. La mort s’avère un mystère pour cet enfant qui s’est volontairement noyé dans les marais. Elle revêt un caractère poignant et poétique avec le dernier souffle de la fantasque Henriette dans sa maison de retraite : « Dans le lit baigné de lune, son corps était comme couvert de neige. » Quant à Dieu, il parait bien loin du champ : la quête mystique désespérée du père Hoberg a fini dans les flammes de son église…

À travers les voix, se révèlent les (r)évolutions de la petite communauté. Les « exploits » du maire corrompu Heiner Joseph Landmann, les chroniques du journaliste Hannes Dixon, la bataille perdue de l’agriculteur Karl Jonas… les morts en disent plus long que les vivants – sur eux-mêmes, mais aussi sur le monde et ses travers. Les exactions racistes à l’égard du doux marchand de légumes arabe Navid al-Bakri, le calvaire vécu pendant la guerre par Stéphanie Stanek et sa petite fille renvoient aux démons de notre temps.

Les voix fantômes sont plus ou moins philosophes ou bavardes. Celle de feue Sophie Breyer n’a que deux mots à dire : « Des idiots ». Apaisés ou en colère, les morts n’en ont jamais fini avec la vie. Robert Seethaler fait refleurir leurs souvenirs enracinés. Les cimetières sont des champs de fleurs. »