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Quelques mots introductifs à la rencontre avec Jan Carson à la librairie Millepages de Vincennes : où il question de nos beaux métiers et de… ravissements


Chère Jan Carson, chères lectrices et lecteurs réunis ce soir,

Vous le savez sans doute, les libraires passent une partie non négligeable de leur temps à défaire – autrement dit conseiller et vendre – et refaire – assortir et acheter – une immense toile sensible faite de dizaine de milliers d’histoires. C’est un résumé un peu rapide du métier de libraire, mais comme nos états d’âmes ne sont pas au programme de la soirée, nous allons nous en contenter.

La question que j’adresse à la cantonade est la suivante : dans un tel capharnaüm où il est si simple de se perdre, que doit-on attendre d’un roman par les temps qui courent ?

En guise de réponse, permettez-moi de vous faire la proposition suivante :

nous recherchons un livre qui ne ressemble à aucun autre.

Un texte qui nous offre la possibilité d’entrer dans l’interstice, dans cette faille du vécu et du « réel » qui se fait jour. Nous voulons éprouver des sensations et des expériences nouvelles, des ravissements en somme, puisque la littérature est faite pour nous arracher à nos existences, pour nous aider à penser et à voir en surplomb de ce que nous sommes. Soyons fous, il nous appartient de réclamer que les limites soient abolies. Nos imaginaires ne souffrent pas d’être bridés, ni d’être formatés. Un bon livre sème la zizanie dans notre esprit et dans notre cœur. Un bon roman est un trublion, un lanceur de feux.

Sabine Wespieser a le nez creux et des goûts sûrs. La cohérence et l’originalité du catalogue de la maison inspire le respect et l’admiration et je dois ici la remercier chaleureusement pour le bonheur sans cesse renouvelé depuis 20 ans d’accompagner son travail.

Chère Jan Carson, en deux livres excellemment traduits par Dominique Goy-Blanquet, vous nous avez fait chavirer. Après les  Lanceurs de feu, ces Ravissements confirment l’étendue de votre talent.

Nous sommes à Ballylack, village imaginaire d’Irlande du Nord en juin 1993. Hannah, 11 ans, connaît une solitude peu commune pour une fille de son âge. Ses parents coincés dans une foi protestante sans concession la maintiennent dans le carcan serré de la religion. Entre deux séances de prières, elle trouve un peu de fantaisie et de réconfort auprès de son grand-père et de son « Jésus mental », moins rigoriste que le Dieu de ses parents.

L’été s’annonce sans réelle surprise quand, sans crier gare, une infection mortelle emporte deux enfants de sa classe.

Alors que les violences n’en finissent pas de déchirer le pays, un mal aussi mystérieux que virulent vient pulvériser la fausse quiétude de ce village rural de l’Ulster.

Hannah reçoit en secret la visite de ses petits camarades disparus alors qu’enquêteurs et journalistes s’abattent sur la communauté déboussolée et frappée par les deuils à répétition. La tragédie ne fait que commencer…

Les Lanceurs de feu, votre précédent roman traduit, le premier d’ailleurs, nous avait laissés sans voix. Nous avions été séduits par la virtuosité avec laquelle vous meniez de front l’hyper-réalisme de la situation sociale de l’Irlande du Nord pendant les « Troubles » et le portrait croisé de deux pères confrontés aux énigmes de la filiation. Avec Les Ravissements, vous poursuivez votre exploration des lignes de failles de la société nord-irlandaise. Pas à pas, vous faites tomber les masques. Tous les personnages, les enfants comme les parents, sont scrutés avec une attention maniaque sans concessions ni manichéisme au fil d’une peinture de caractères aussi savoureuse que cruelle.

Il convient en guise d’éloge définitif de saluer avec vigueur le crescendo sensoriel vertigineux du récit et une écriture qui mélange savamment une forme de réalisme magique à une dose d’ironie nécessaire et bienvenue au regard de l’énormité de la bêtise humaine.

Si je devais vous inscrire dans une généalogie, je vous imaginerais un peu comme une fille littéraire d’Edna O’Brien et de John McGahern. Conscients de votre potentiel, ils auraient choisi pour vous un précepteur de la trempe de José Saramago.

Mais pourquoi chercher si loin et laisser dériver ainsi mon imagination puisque vous êtes, chère Jan Carson, absolument unique.