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Entretien avec Sabine Wespieser et ses autrices mené par Denis Cosnard pour « Le Monde des Livres », à l’occasion des 20 ans de la maison d’édition


Sabine Wespieser, éditrice : « Notre maison tient depuis vingt ans, mais cela peut-il durer ? »

La maison d’édition qui porte son nom a publié ses premiers livres à la rentrée 2002. Deux décennies plus tard, l’inquiétude trouble la fête.

Sabine Wespieser croit à la littérature, pas au ciel. Pourtant, elle le reconnaît : depuis vingt ans tout juste qu’elle a créé son entreprise, cette éditrice tenace et exigeante a prié plus d’une fois sainte Rita, patronne des causes désespérées. Notamment en cette période anniversaire, où un peu d’inquiétude trouble la fête. Des succès, elle en a déjà connu, par exemple avec Nuala O’Faolain (L’Histoire de Chicago May, prix Femina 2006), avec Duong Thu Huong (Terre des oublis, 2005) – son ­best-seller – ou avec Léonor de Récondo (Amours, 2015). « La maison tient depuis vingt ans, oui, mais cela peut-il durer ?,s’interroge la fondatrice, assise dans son appartement parisien, voisin de ses bureaux. Notre modèle peut-il résister dans un monde aussi violent, où la concentration de l’édition et des ventes est de plus en plus forte ? »

Une dose d’anxiété liée, en partie, à des espoirs déçus. En 2021, plusieurs de ses livres ont figuré sur des listes de prix littéraires, dont Milwaukee Blues, de Louis-Philippe Dalembert, un des quatre finalistes du Goncourt. Jamais la maison ne s’était autant trouvée dans la lumière. Jamais les libraires n’avaient autant commandé ses ouvrages. Mais, faute de prix, donc de ventes massives, le contrecoup a été rude. Tant d’argent dépensé pour fabriquer des exemplaires invendus…

L’éditrice chérit son indépendance

« C’est le prix à payer pour jouer dans la cour des grands quand on est un petit éditeur et qu’on tient à le rester, philosophe Sabine Wespieser. Heureusement, nous avions gagné un peu d’argent en 2021. Donc on serre les dents et on avance, en priant sainte Rita. » Dans ce genre de moments, l’éditrice chérit son indépendance. « Au moins, aucun ­contrôleur des comptes n’est là pour me dire qu’il faut produire davantage, lancer une collection de bande dessinée ou de littérature jeunesse… »

L’autre angoisse du moment se nomme Vincent Bolloré. Le mastodonte qu’il veut créer en réunissant Editis et Hachette fait redouter le pire à ses ­concurrents. Antoine Gallimard a été le premier à s’alarmer des « effets délé­tères » d’un tel rapprochement. Puis ­Sabine Wespieser est montée au front avec ses consœurs de Liana Levi, Verdier et Zulma. Cette fusion « affaiblirait considérablement la richesse, la diversité et le dynamisme du paysage éditorial français », ont-elles dénoncé ensemble dans Le Monde du 21 juin. A Bruxelles, ­elles se battent pour bloquer l’opération. Pleines de crainte et d’espoir à la fois. « Je suis une pessimiste active », résume Sabine Wespieser.

Les mégagroupes, c’est tout ce qu’elle déteste. En 1999, lorsqu’elle quitte Actes Sud après douze années passées au côté de son fondateur, Hubert Nyssen, elle juge déjà que l’éditeur d’Arles est devenu trop gros, et les procédures, trop pesantes. Onze mois chez Librio (Flammarion) confirment son peu de goût pour les structures industrielles. Et voici l’ancienne prof de lettres qui se lance, à 40 ans, dans la création de sa maison. Surtout pas une multinationale. Plutôt une « VTPE », une « volontairement très petite entrepriseDix livres par an, trois salariés, cela me suffit, tranche-t-elle. Je suis très mauvaise en ressources humaines. En revanche, je tiens à lire tous les ­textes, les choisir, accompagner les auteurs, parler aux libraires, rester disponible pour les lecteurs. »

Des ouvrages trapus

La date ne s’oublie pas : les statuts de la société Sabine Wespieser Editeur sont signés le 11 septembre 2001. L’éditrice et son mari, Jacques Leenhardt, philosophe et sociologue, détiennent chacun la moitié des actions. « Plus une pour moi », précise l’associée gérante. Longtemps critique d’art, Jacques Leenhardt possède un œil particulièrement attentif pour dessiner les livres à venir. « La forme produit du sens », selon le mantra maison, hérité d’Hubert Nyssen.

Actes Sud a étiré ses livres en hauteur pour un surcroît d’élégance ? Sabine Wespieser fait l’inverse, mais dans le même esprit. Ses ouvrages seront trapus, 18,3 centimètres de haut sur 14 de large, et tout aussi raffinés. Une couverture sable, inspirée du Bauhaus et de Malevitch, avec en bas une licorne échappée du blason des Leenhardt. Une page de garde marron, comme un rideau qui s’ouvre sur une pièce de théâtre. Des cahiers cousus qui résistent au temps. L’ensemble fabriqué avec minutie par Paillart, « imprimeur depuis 1839 » à Abbeville (Somme). Sabine Wespieser y invite régulièrement ses auteurs à assister à la naissance de leurs livres.

Dans cette mise en scène, tout annonce la qualité à l’ancienne, le fait-main conçu pour durer. Les écrivains sont choisis avec le même souci. Car, une fois qu’elle les a adoubés, l’éditrice publie en principe tout ce qu’ils proposent, même des textes « de plus faible ­intensité ». « Elle ne s’engage pas sur un livre, mais sur une œuvre », confirme Diane Meur, qui a participé à la toute première rentrée de la maison, à l’été 2002, et y a signé au total six romans et quatre traductions. « En général, les éditeurs préfèrent qu’on creuse le même sillon, poursuit-elle. Sabine, elle, a accepté que je tente à chaque fois quelque chose de neuf et que je m’embarque dans des aventures narratives assez longues. Elle nous soutient, nous chouchoute. Cela donne une certaine quiétude. »

Une ­petite communauté d’auteurs

Peu à peu s’est ainsi constituée une ­petite communauté, près de quatre-vingts auteurs qui se retrouvent pour des dîners, des fêtes. Quelques anciens ­d’Actes Sud, comme Michèle Lesbre ou Vincent Borel. Plusieurs Irlandais, arrivés dans le sillage de Nuala O’Faolain puis d’Edna O’Brien. De nombreux « Français d’ailleurs », tels la Belge Diane Meur, la Québécoise Catherine Mavrikakis, les Haïtiens Yanick Lahens et Louis-Philippe Dalembert, ou la Libanaise Dima Abdallah. Et malgré la règle des dix livres par an et la priorité donnée aux auteurs maison, un nouveau venu réussit de temps en temps à obtenir sa carte du club. A l’image de la Suisse ­Sarah Jollien-Fardel, dont le premier roman, Sa préférée, paraîtra fin août. « Je ne publie sans doute qu’un manuscrit reçu sur trois mille, mais je lis tout, car celui-là, je ne veux pas le ­rater », confie l’éditrice.

« Sabine publie des auteurs et des livres très différents, mais avec une forme de cohérence, marquée par une passion du texte, analyse Michèle Lesbre, qui prépare son quatorzième livre pour elle. Cette maison constitue une sorte de roman choral inachevé dont chaque auteur est une voix. » La ­dirigeante joue les cheffes d’orchestre et donne le ton à l’ensemble. « Si mon catalogue comprend tant d’étrangers et de Français d’ailleurs, sans doute est-ce lié à ma naissance en Alsace, sur une frontière, suggère-t-elle. Cette proximité d’une autre culture m’a façonnée. »

Quelle sera la suite de l’aventure ? D’abord, beaucoup de livres à venir. Puis « je passerai le flambeau… si je rencontre quelqu’un en qui j’ai confiance », répond Sabine Wespieser. Sinon, elle n’exclut pas de fermer un jour l’entreprise qui porte son nom, comme Bernard de ­Fallois. « Cette maison, c’est un pari sur le temps long. Mais je n’ai pas une ambition d’éternité. »