ACTUALITTÉ, Valentine Costantini, lundi 13 février 2023


Les ravissements au cœur de l’été

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25 juin 1993, Irlande du Nord. Petite bourgade de Ballylack. L’année scolaire prend fin, et Hannah ne peut s’empêcher de se sentir en décalage constant avec ses camarades. Eux ont tous participé à la sortie de classe pour visiter l’Arbre à vœux, mais pas elle. Fille de parents protestants, guidés par la parole sainte en toute circonstance, ils ne l’ont pas autorisée à suivre sa maîtresse. Alors elle manque tout, se sait différente – autre.

Elle tente pourtant de s’accrocher à ses croyances, à travers des conversations silencieuses avec le petit Jésus dans son esprit. Elle souhaite suivre l’exemple de sa famille, rester humble, se montrer généreuse. Mais ces choses-là sont particulièrement compliquées, surtout quand pointe le début de l’adolescence, l’envie d’appartenir à un groupe. Malheureusement, elle n’imagine pas à quel point elle est réellement différente.

« Nous sommes à Ballylack, le dernier jour de juin. Les vacances d’été viennent de commencer. À 10 h 10 – du soir, pas du matin – le premier enfant meurt. »

L’été s’annonce encore plus douloureux que le reste de l’année : les Troubles, qui « ici durent depuis très longtemps », sont une ombre constante sur le pays. Impossible de visualiser une fin, impossible d’imaginer la paix. Pire encore : une étrange épidémie semble toucher la classe d’Hannah. Le petit Ross, « le plus jeune des McCormick », était un enfant fragile, peu sportif, maladif.

Alors personne n’a été surpris de le voir partir. Tout le monde s’entend pour dire qu’il s’agit d’une fièvre glandulaire. Pas besoin de s’inquiéter outre mesure… jusqu’à ce qu’un autre enfant ne disparaissent après avoir souffert des mêmes maux. Presque instantanément, la panique générale s’installe à Ballylack.

Au milieu de ce monde d’adultes, le personnage d’Hannah apporte de la fraîcheur et une certaine naïveté qui rend la lecture d’autant plus intéressante. Son esprit d’enfant ouvre la porte sur une autre façon d’aborder ce drame qui secoue le village. Du haut de ses 11 ans, elle est visitée par chaque enfant de sa classe : la première visite la prend par surprise, au beau milieu de la nuit, là, dans la salle de bain de sa famille.

D’abord effrayée, la petite parvient à conserver son calme – mais elle ne comprend pas. Puis, après Ross, vient Kathleen. Comment expliquer un tel phénomène ? « Parfois des gens dans l’église reçoivent des mots du Seigneur ou même des images, mais elle n’a jamais entendu quelqu’un dire qu’il voit des morts. Ça doit être un truc catholique. » Aussi, Hannah n’ose en parler à personne, de peur d’être prise pour une folle.

Pire encore : la petite semble être la seule de sa classe qui, jusqu’ici, évite les effets de la maladie. Serait-ce là un miracle ?

Malgré une multitude de personnages, Jan Carson parvient à retranscrire l’état d’esprit et la personnalité de chacun : ils deviennent vivants, à part entière, malmenés par le doute, la peur, le deuil – et parfois, par des éclats de joie, de douceur, d’espoir. Car dans ce village, personne ne sait ce qui va se passer, si les petits survivront ou non à ce mal.

Parfois, les adultes s’expriment, ancrés dans le réel et tous les soucis qui accompagnent ce point de vue. À d’autres moments, la parole revient aux enfants disparus. À travers Hannah, ils expliquent leur situation, égarés dans cet entre-deux qui ressemble à une version étrange de Ballylack. Là-bas, ils ont déjà grandi – leur corps a changé, et leur personnalité n’a rien à voir avec leur précédente existence.

Avec Les ravissements, Jan Carson s’attaque à plusieurs sujets : le désir d’appartenance d’une jeune fille, les relations intergénérationnelles, les clichés quasi-sectaires de l’église en Irlande et le traumatisme causé par le fondamentalisme religieux.

Ce roman est aussi ancré dans une réalité douloureuse de l’histoire de l’Irlande : « Chez nous, on ne parle jamais des Troubles », explique la petite Hannah. Pourtant, la résolution de ce conflit prendra encore cinq années. Malgré une toile de fond historiquement chargée, et un drame localisé qui affecte de nombreuses familles, l’autrice parvient à insuffler un souffle d’humour, un peu de légèreté, en plus de proposer un roman d’apprentissage où le spirituel et le surnaturel trouvent une place de choix.

Une lecture étrange, et pleine d’humanité.