AUDE BOUQUINE, BLOG LITTÉRAIRE, jeudi 19 janvier 2023


« Sa préférée » ? Viens, Jeanne, viens…  Tu ne me connais pas, mais moi je te connais. La plupart de tes paroles, je les sens résonner en moi, j’aurais pu les prononcer. « Moi, je vivais sur mes gardes, je n’étais jamais tranquille, j’avais la trouille collée au corps en permanence. Je voyais la faiblesse de ma mère, la stupidité et la cruauté de mon père. » La violence physique, la violence verbale, la peur omniprésente, la difficulté à respirer… et la dissimulation, se faire passer pour une autre, cacher ce qui nous oppresse, je connais aussi. Cette colère qui t’anime, qui te permet de ne pas couler, qui te tient debout, je vis avec depuis 48 ans. « Je n’avais pas trente ans, j’étais en guerre. Depuis toujours. Pour toujours. » Comment exprimer plus profondément les émotions que tu as décrites si parfaitement ? « Moi, je suis née morte. » Il n’y a pas grand-chose à ajouter à cela. C’est dit en peu de mots, mais tout est dit. « Les mots étaient importants. Je devais les écouter tous. Et leur intonation aussi. » Je t’écoute Jeanne, et j’ai tout compris, même les choses que tu ne dis pas, persuadée que tu es d’être pourrie de l’intérieur. « Je ne suis pas bonne. Ça prend pas. Mauvaise terre, mauvaise graine. »

Nos racines sont identiques, nos évolutions différentes, même si la vie s’arrêtait au retour du père. Si « Derrière les mots, la haine, la misère, la honte. Et la peur. », il y aurait pu y avoir aussi une forme de guérison dans les bras de quelqu’un qui pouvait t’accepter avec tes forces et tes faiblesses. Je comprends que tu n’aies pas pu pardonner, ni à ton bourreau, ni à celle qui a gardé le silence et laissé faire, même si au fond tu l’aimais elle, maladroitement peut-être, mais tu l’aimais. « – je reniais ma famille et par ricochet ma mère. Je haïssais viscéralement son rôle de victime, je lui en voulais de ne pas avoir fui pour nous protéger. À huit ans, je l’avais questionné en criant après ma fameuse dérouillée “Pourquoi on part pas de cette maison ?” » Moi aussi j’ai posé cette question… tant de fois. Je me suis heurtée à un mur. Pourquoi rester dans cet enfer ? « L’amour pour ma mère patauge, atone, quelque part au fond de moi. » Tu as fui… moi aussi…

Tu as prêté ta voix à Lola Naymark. Elle aussi a tout saisi. Elle est entrée sous ta peau comme on enfile un costume, a pénétré ton cœur, est allée creuser au fond de ton âme pour déterrer les blessures exprimées, et celles tues. N’aie crainte, elle a été une formidable porte-parole. Sa voix a su exprimer toutes tes émotions, tes pleurs, tes terreurs, ton audace lorsque tu as appelle ton père « Cher ami » et que ça te vaut une dérouillée mémorable, tes coups de gueule, les moments où tu te laisses aller, ceux où tu te dégoûtes de toi-même, tes doutes et cette rage qui ne te quitte pas un seul instant. Son rôle était difficile : elle devait être toi dans tes peines, toi dans tes rages, et toi aussi quand tu rapportais les injures ou les actes de ton père. Dire ses insultes. Trouver le bon ton, celui qui tétanise, et crois-moi, elle y est parfaitement parvenue. Sa voix est à la fois celle du soulagement lorsque tu es partie et celle de la femme en guerre. Elle est mélodieuse, si expressive qu’elle te laisse sonnée, une inflexion qui traduit tes émotions sans tomber dans le misérabilisme. Elle est toi aussi quand tu vas bien, quand tu te laisses aller, quand tu sonnes un armistice temporaire avec toi-même, quand la tendresse arrive dans ta vie par une porte que tu n’espérais pas. Un cadeau. Une forme de réconciliation avec la vie. Elle devait incarner un peu Charlotte, qui entre nous soi dit m’a bien énervée avec ses petits problèmes de fille à papa, et Marine avec sa patience et son empathie légendaires, puis Paul celui qui essaie d’entrer dans ta vie sur la pointe des pieds.Il faut dire que les hommes, tu as eu ta dose ! Entre le père complètement frappé et le médecin qui ne veut pas voir ni entendre, comment penser que « ce sexe » puisse un jour être fiable ? Lola Naymark a dit ton mépris, toi qui voulais simplement être aimée. Comme toi, elle a détricoté « ton passé jusqu’à le rendre supportable. » Elle est devenue toi. C’est tellement troublant d’entendre sa souffrance à travers la bouche d’une autre…

« Faut l’imaginer, ça, tous les jours, la trouille, tous les jours. (…) Mon corps est un rempart. (…) Mon corps est un radar. (…) Mon cœur fait mal et je renie ses douleurs, brûlures d’estomac, ulcère à vingt ans, dos en pagaille. Mon corps n’existe pas, mon corps ne connaît ni la consolation ni la jouissance. Mon corps ne m’appartient pas. Mon cœur a été évidé. » Lola Naymark dit ton corps programmé, ton esprit cannibalisé par cette enfance omniprésente dont tu ne parviens pas à te débarrasser, ce père toujours là même lorsque tu es partie. Elle dit aussi la fatigue de la lutte perpétuelle, la colère qui ronge, la rancune qui enfle, l’espoir de paix intérieure qui s’enfuit. Les intermèdes musicaux permettent de reprendre un peu son souffle, mais contribuent à accentuer cette idée qu’il n’y a pas d’échappatoire possible… que quand les racines sont pourries, elles sont pourries ! Tout ce qui pousse là-dessus est altéré. « La haine et la colère restaient comme figées. Je suis devenue rance. Je détestais celle que je devenais. Incapable de pardon, incapable d’avancer ou de me défaire des frusques puantes de mon enfance. Plus je me détestais, plus je me cloîtrais. » Jeanne, on ne se défait jamais de son enfance, on apprend à vivre avec.

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