CAUSETTE, Anna Cuxac, jeudi 8 septembre 2022


Sarah Jollien-Fardel, Prix du Roman Fnac : « J’ai une empathie particulière pour les personnes empêchées »

Lauréate du Prix du Roman Fnac et sélectionnée sur la première liste du Prix Goncourt pour Sa Préférée, Sarah Jollien-Fardel nous a accordé un grand entretien.

Rédactrice en chef du magazine Aimer lire des éditions Payot, Sarah Jollien-Fardel, 51 ans, ne se voit pas encore autrice. Elle se le permettra peut-être quand elle aura publié un deuxième roman. Pourtant, son premier, Sa Préférée, est une déflagration. En seulement deux cent pages, Sarah Jollien-Fardel mitraille une langue âpre, au cordeau, pour dire la violence totale d’un père et d’un mari dans un huis clos familial dans le décor du Valais des années 70–90.

Cette région montagnarde de la Suisse romande devient un personnage en soi, menaçant et étouffant, auquel l’héroïne Jeanne veut à tout prix échapper. Fuir l’implacabilité de la violence paternelle. Fuir la lâcheté du village qui sait mais ne dit rien. Fuir le souvenir d’Emma, sa sœur aînée qui n’a pas survécu à l’inceste : c’est aussi abandonner Claire, la mère sous emprise, qui résiste aux coups et aux humiliations quotidiennes en s’enfermant dans des rêves secrets, et c’est la double-peine d’une enfance sinistrée. Dès lors, comment réussir à vivre, même entourée de personnes bienveillantes voire amoureuses quand, comme Jeanne, on prend un nouveau départ dans une grande ville ? Et comment casser le cycle des violences ? Entretien avec l’autrice de ce roman coup de poing.

Causette : Vous obtenez ce 8 septembre le Prix du Roman Fnac, qui a la particularité d’avoir un jury composé de 800 personnes (400 libraires et 400 adhérent·es Fnac). Qu’est-ce que cela vous fait ?
Sarah Jollien-Fardel :
 C’est un Prix important, d’une part parce qu’il est très prescripteur. D’autre part en effet, c’est le nombre de personnes qui élisent votre livre, qui sont pour moitié des professionnels du livre et pour moitié des lecteurs, qui le rend important. Ce ne sont pas quelques personnes dans un bureau qui, pour des raisons d’amitié ou d’inimitié, pourraient choisir un livre donc je suis particulièrement touchée. Touchée également parce que je suis la première Suissesse à le remporter. C’est juste énorme pour un premier roman, disons-le.

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Sa Préférée est aussi sélectionnée sur la première liste du Goncourt, comment avez-vous réagi ?
S.J.-F. :
 C’est fou ! Lorsque je l’ai appris, j’étais à mon bureau, parce que je poursuis mon travail de rédactrice en chef d’Aimer lire. Je vois alors arriver dans ma boîte mail une newsletter de Livres hebdo à 7h. Vu l’horaire, j’ai cru que quelqu’un était décédé lorsque je l’ai ouvert et que j’ai vu mon nom sur la liste, j’ai cru défaillir. Je ne me fais pas beaucoup d’illusions pour la suite mais c’est déjà une merveilleuse reconnaissance pour un premier roman. Surtout, ce qui me tient particulièrement à cœur, c’est que des lycéens vont le lire, grâce au Goncourt des lycéens.

« Un lecteur m’a expliqué qu’après 52 ans de mariage, grâce à mon livre, il avait enfin pu dire à sa femme ce qu’il avait vécu enfant. »

N’est-ce pas un livre un peu difficile à lire quand on a 15 ans ?
S.J.-F. : Je ne crois pas. Franchement, à 15 ans, j’ai pu moi aussi lire des livres je crois tout aussi durs. Pour mon filleul qui a 12 ans et a demandé à le lire, je pense que c’est trop jeune. Mais je pense qu’on ne mesure pas assez les choses graves et lourdes qui se passent dans les familles et je crois que mon livre peut résonner chez certains ados qui subiraient de la violence dans l’intimité de leur famille.
Le week-end dernier, j’étais l’invitée du festival Le livre sur les quais de Morges [Suisse, ndlr]. Beaucoup de personnes qui sont venues me demander une dédicace l’avaient déjà lu et leurs témoignages m’ont chamboulée. Étonnamment, ce sont surtout des hommes qui sont venus, alors que je pensais que ça toucherait plutôt des femmes. Un monsieur, la septentaine, m’a particulièrement bouleversée. Il s’était procuré le livre à la suite de la lecture d’une chronique dans la presse et est venu me voir avec sa femme. Il m’a expliqué qu’après 52 ans de mariage, grâce à mon livre, il avait enfin pu dire à sa femme ce qu’il avait vécu enfant. J’en ai pleuré. Avec ces témoignages masculins, je me suis rendu compte que pour les hommes, les injonctions à la virilité font que c’est peut-être encore plus difficile de parler. Donc si tout à coup, un garçon de 15 ans me lit et se dit que ce qu’il vit à la maison n’est pas normal, je trouverais cela vraiment important.

Le Prix du roman Fnac, la sélection Goncourt… une belle revanche sur les difficultés que vous avez évoquées dans la presse pour le faire éditer en France. Avez-vous cherché à être éditée en Suisse ?
S.J.-F. : J’ai essayé une seule maison en Suisse et on ne peut pas dire que j’aie été mieux accueillie qu’en France. J’ai toujours voulu écrire et ai toujours écrit. J’ai ciblé les maisons d’édition françaises car pour moi, les maisons étaient françaises, surtout parisiennes. Cette grande tradition de la littérature me faisait fantasmer quand j’étais adolescente. Aussi, je tenais à être éditée par une femme, parce que j’ai en tête un deuxième livre sur un sujet délicat qui, à mon sens, demande à être confié à des mains féminines. J’ai voulu vivre ce rêve-là jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à le tapuscrit par la poste. Je suis rédactrice en chef d’un magazine littéraire mais n’ai jamais utilisé mes contacts, pour les mêmes raisons. Conséquence, j’ai essuyé plusieurs refus, bien que je voyais que mon roman pouvait susciter de l’intérêt, sans que cela aboutisse. J’ai aussi vécu un renvoi par la poste sans que les feuilles imprimées aient été consultées, comme me l’a prouvé un cheveu que j’avais placé à dessein. À chaque fois, je ne manquais pas de préciser « ceci est un roman » car j’avais peur que ce soit interprété comme une autobiographie.
J’ai fini par tout laisser tomber, j’étais très fâchée. Mais c’est comme quand on essaie d’arrêter de fumer, vous y pensez tous les jours. En février dernier, je me suis rendue à Paris pour interviewer l’auteur autrichien Robert Seethaler chez Sabine Wespeiser, son éditrice. À la fin d’une conversation, il m’a demandé si j’écrivais, je lui ai dit que oui puisque j’étais journaliste. Il a répondu : « Non, toi, t’écris des trucs ». Alors j’ai dû avouer, et Sabine m’a promis de lire mon manuscrit et de me faire un retour. Voilà comment j’ai été publiée par une éditrice dont je n’aurais osé rêver, cinq ans après avoir commencé mon roman.

« Il y a des gens, même si la vie leur offre de belles choses, qui n’y arrivent pas. »

On vous pose souvent la question de la dimension autobiographique de ce texte si intime, sans doute parce que souvent, avec un premier roman, on règle ses comptes avec son histoire avant d’enchaîner sur la fiction dans une deuxième œuvre. Ce n’est pas votre cas. Comment est née Jeanne ?
S.J.-F. : Jeanne est née de tellement de choses, de mes observations et de mon imagination. Hier encore, j’ai été interviewée par une journaliste qui m’a dit qu’elle avait fait lire mon livre à sa mère, Valaisienne, qui a commenté : « C’est tellement ça. » Elle parlait du poids de la violence et de ses non-dits, alors qu’elle-même n’a pas été violentée. Mais j’ai essayé de restituer une vérité dans les impressions d’un village de montagne et l’atmosphère d’une époque : pour les femmes de ce contexte, tout était violent et elles n’imaginaient pas pouvoir faire autre chose qu’encaisser et rester.
Quand j’étais enfant, j’ai appris à comprendre le patois pour saisir les conversations qu’on voulait me cacher. Souvent, il s’agissait d’histoires de violences physiques qui m’ont beaucoup impressionnée. De fait, la violence, le suicide, la mort sont mes obsessions depuis presque toujours. Mais ce que j’ai appris avec l’âge, c’est que j’ai beaucoup d’empathie pour les gens qui n’y arrivent pas, pour les personnes empêchées. Mon héroïne est fonceuse, parce qu’en Valais, c’est comme ça. C’est dur, c’est l’attachement à la terre en serrant les dents. Comme si la géographie avait façonné des personnes peut-être attachantes mais difficiles comme les arêtes des montagnes. Il y a des gens, même si la vie leur offre de belles choses, qui n’y arrivent pas. Jeanne a beau avoir été entourée de belles personnes après son enfance, elle a beau pu trouver des sources d’apaisement, elle n’arrive pas à cette forme de légèreté qui pourrait la sauver.

C’est vrai, votre livre dévoile cette région reculée du Valais. Pour autant, les thématiques de la violence intrafamiliale et de la lâcheté de ceux qui savent mais ne disent rien sont universelles…
S.J.-F. : Bien sûr, comme Une Vie clandestine de Monica Sabolo [lui aussi sélectionné sur la première liste du Goncourt, ndlr], qui évoque elle aussi l’inceste mais dans un tout autre milieu que celui de mon roman : la haute bourgeoisie genevoise. Ces sujets sont terriblement universels. Néanmoins, je crois que l’environnement est quelque chose qui compte beaucoup, qui influe sur la psychée et sur l’âme.
De mon côté, le personnage du père incestueux, Louis, est sans ambiguïtés. Une caricature de violence pure, sauf que cette caricature existe réellement dans la vie. Depuis quelques années, je fais du bénévolat dans une association d’hébergement d’urgence pour femmes battues et en juillet, j’ai accompagné l’une d’elles à l’hôpital. Par discrétion, je ne voulais pas être présente quand elle a rencontré l’équipe médicale mais je n’ai pas eu le choix car aucun ne parlait allemand et elle ne parlait pas français. J’avais remarqué, sous le léger décolleté du pull à manches longues qu’elle portait malgré la chaleur, des sortes de boutons. Durant la consultation, j’ai donc appris que ça ne suffisait pas à cet homme de la séquestrer, de l’empêcher de faire les courses ou de lui fracasser la gueule tous les jours. Non, il la brûlait aussi avec des cigarettes.

« Avec les années, quand on a vécu des choses douloureuses, se dessine un mantra : tout ce qui n’a pas d’importance n’a pas d’importance. »

Vous citez la Genevoise Monica Sabolo, qui parle d’inceste mais il y a également votre compatriote Carole Allamand qui, dans Tout garder, évoque aussi la violence paternelle. Avec le vôtre, ce sont donc trois livres d’autrices suisses en cette rentrée littéraire qui parlent de la violence des pères. Y aurait-il un « moment » d’expression littéraire sur ce sujet chez vous ?
S.J.-F. : Je n’ai pas encore lu Tout Garder mais j’ai rencontré Carole Allamand au Livre sur les quais et nous nous sommes mutuellement dédicacé nos ouvrages. Moi, je pensais que mon livre était démodé. Je l’ai commencé en 2017 avant #MeToo, je l’ai envoyé en 2018 et je m’étais expliqué les refus par la teneur peut-être démodé du propos. Mais en fait je pense que c’est un sujet avec lequel on n’aura jamais fini. Je viens de relire King Kong Théorie de Despentes parce que mon mari m’a piqué Cher Connard. Il date de 2006 mais c’est fou comme il reste tout autant d’actualité en 2022. Rien n’a bougé en 16 ans.

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D’où vous vient votre féminisme ?
S.J.-F. : Je crois que je suis née en colère. Cela vient de moi car ma mère n’était pas du tout féministe, mon père peut-être un peu plus, pour un homme de son époque. Ma grand-mère, dont j’étais très proche et à qui je dédicace mon livre, était complètement soumise. Pour autant, c’est étrange, c’est elle m’a fait croire des choses. Elle me disait que j’étais hyper intelligente, que je pourrai faire ce que je voulais, que j’étais belle, et elle rêvait d’être journaliste, ce que je suis devenue. Quand elle s’épenchait, elle me confiait que si c’était à refaire, elle ne se marierait pas. Peut-être que cette figure y est, au final, pour beaucoup.

Cette colère, que vous partagez avec votre héroïne, s’apaise-t-elle un jour ?
S.J.-F. : Je ne sais pas si je serai apaisée un jour. J’ai vécu des choses très difficiles qui ont un rapport avec la violence. Avec les années, quand on a vécu des choses douloureuses, se dessine un mantra : tout ce qui n’a pas d’importance n’a pas d’importance. Je mets beaucoup de côté pour me concentrer sur ce qui vaut vraiment ma colère, une colère saine. Les violences policières, par exemple. Elles sont encore plus tabou chez nous qu’en France, puisqu’on est censé vivre dans un pays tellement merveilleux.

« Un de mes amis me demande comment avance mon bouquin et je lui dis : « Tu sais pas quoi, je suis tétanisée, je veux plus écrire, l’héroïne a fait un truc de fou. »« 

Le choix du titre, Sa Préférée, renvoie à une cruelle réalité : lorsque Jeanne apprend l’inceste commis par Louis sur sa sœur, Emma, on sent une sorte de tiraillement…
S.J.-F. : C’est terrible parce que je pense que malgré toute la haine qu’elle a pour ce père, elle aurait aimé être aimée par lui. Quand sa soeur lui révèle l’inceste et l’explique par « j’étais sa préférée », Jeanne se révolte mais par dessus, il y a un pincement. Parce qu’elle aurait aimé être la préférée.
En fait, la violence d’un père peut être multiple et elle est parfois très sournoise, ce qui fait développer à sa victime des sentiments ambigus. Dans Vers la violence, de Blandine Rinkel [lui aussi issu de cette rentrée littéraire, ndlr]. Elle y décrit un père à la fois tyrannique et charmeur, flamboyant. Et c’est tout aussi compliqué quand les hommes violents sont enjôleurs.

À ce propos, Louis est-il sincère quand, à l’article de la mort, il cherche le pardon de Jeanne ?
S.J.-F. : J’ai tendance à penser que non, qu’il a juste peur de mourir. Dans ce décor valaisien, il y a le catholicisme, la région en est imprégnée. La suite, je ne l’ai pas maîtrisée, parce que l’écriture me venait en même temps que je voyais la scène : en réponse, Jeanne lui crache dessus. C’est drôle, pendant des jours je n’ai plus écrit, interdite face à ce geste. Un de mes amis me demande comment avance mon bouquin et je lui dis : « Tu sais pas quoi, je suis tétanisée, je veux plus écrire, l’héroïne a fait un truc de fou. » Il me dit « mais t’es cinglée, c’est toi qui écris, efface ! » Mais non, je ne pouvais pas, Jeanne ne peut pas pardonner. Moi aussi, cela m’est déjà arrivé de ne pouvoir pardonner.

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