Coup de cœur de la librairie Esperluette (Lyon V), mars 2024


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« Nous nous aimons si fort, pourquoi cet acharnement à démolir notre union, n’y-a-t-il pas assez de désespoir dans le monde ? »

J’avais particulièrement été bluffé par le précédent roman de Tiffany Tavernier, l’ami. Autant dire que les attentes étaient grandes pour ce nouveau. Et dès les premières pages du texte, l’expérience de lecture m’indique très vite que je ne serai pas déçu. Les pages se succèdent et cette intuition se confirme.

Avec ce roman nous suivons la bouleversante Alice. Alice est sous l’emprise de son compagnon depuis 5 ans. Coupée des autres, de ses amis, de sa famille, de ses études. Un présent qui sidère. Les brimades, les dénigrements, les malveillances, les violences fusent. Malgré la peur, les nausées, les crises, les cris, les coups, les placages, les insultes et les menaces de mort qui se répètent, malgré «cette avalanche de signes», elle revient inlassablement à lui, «à l’endroit du saccage». Elle culpabilise («ce nœud de chagrin en elle»), compense, pardonne, s’exécute, s’abaisse. Face à cette obscurité infinie, «cette chute sans fin», Alice n’a que pour frêles protections une relation privilégiée à un goéland et quelques douces réminiscences de son passé, de sa nourrice, Ida la bienfaitrice.

Sommée de rapporter de l’argent au foyer, elle postule comme assistante pour le promotorat des causes des Saints, elle qui n’a pas la foi, exceptée cette croyance totale en l’amour qu’elle porte à son conjoint, agissant comme si elle était «sa sainte», celle sans laquelle il ne peut être sauvé. Tout le monde l’enjoint à le quitter, mais elle ne peut pas, il est tout pour elle. «Toute sa vie était liée à lui. Chaque geste. Chaque décision. Elle était au centre. Il était tous ses repères». «Comment avouer l’impensable ? Tant qu’elle ne dit rien, cela n’existe pas».

Jusqu’à ce que le voile se déchire…

Tiffany Tavernier n’aime rien tant que sonder l’altérité, « arpenter la sidération ». Et elle le fait à merveille en nous offrant plusieurs niveaux de lecture de la situation. Des monologues écrits en italique, telle une caméra embarquée dans la subjectivité d’Alice (dispositif particulièrement convaincant pour rendre compte des filtres de la réalité et de cette saisissante fabrique du déni et de cette impossibilité de changement de perspective), viennent subtilement ponctuer la trame narrative plus objectivante. Ces deux matériaux étant eux-même séparés par des extraits de vie de Saints. En faisant aussi se décroiser l’exploration des ténèbres et la scrutation des lumières, une histoire de contraste entre une Alice en perdition et des miracles de Saints. La torpeur du présent et le merveilleux de l’enfance. La catastrophe intime et l’apocalypse collective qui survient à la fin avec cette massification du phénomène des enfants endormis – c’est une belle trouvaille que de faire de ce syndrôme de résignation un fait social total, une forme de dystopie vraiment inattendue.

Une lecture et une langue qui époustouflent.

« Comme s’il était possible d’affronter, seule, une telle puissance d’obscurcissement. Comme s’il était possible de la renverser ».