ÉCHO MAGAZINE, Thibaut Kaeser, jeudi 10 novembre 2022


La violence qui dévore

Avec Sa préférée, l’auteure et journaliste valaisanne Sarah Jollien-Fardel signe un premier roman très fort sur la violence domestique et les blessures familiales. En finit-on jamais avec le passé et l’enfance quand les coups résonnent encore en soi ?

Une présence menaçante, les injures, les coups qui pleuvent. Dans une famille d’un village valaisan, cette violence est banale. Insupportable. Le père, Louis, est un chauffeur routier porté sur la bouteille, un col bleu « aux paluches d’ogre », une outre débordante de vinasse. Une caricature ? Non, la réalité. Qu’il rentre du boulot, et la tyrannie d’un homme, faible au fond, reprend possession de la maisonnée. Son absence est un répit. Sa présence un cauchemar éveillé avec lequel « ses » trois femmes composent. Mais peut-on vraiment, décemment vivre avec un tel péril sous son toit ? Les bouteilles giclent contre les murs. L’ivrogne a un fusil. Danger…

Une famille infernale

Claire, la mère, répond par la soumission. A-t-elle jamais fait autre chose que courber l’échine ? Elle encaisse, fuit l’enfer en se réfugiant dans des romans d’amour. Emma, la sœur aînée, a une attitude un peu sotte, une douceur qui n’arrange rien. Sa beauté fait d’elle la « préférée » du père. Les viols avant la prostitution. Le calvaire s’arrête à 25 ans par un suicide.

La cadette, Jeanne, relate cette enfance bousillée, le silence qui tue, étouffe l’espoir, les cheveux tirés, un tabassage en règle à 8 ans pour un mot jugé déplacé. Mais Jeanne a son orgueil. Une force. Un bouclier. Une arme. Elle tend l’oreille, réfléchit. Son existence est d’abord un long qui-vive. Avec des déceptions, comme ce médecin éduqué, aux manières si différentes des siens : le sauveur n’est en réalité qu’un lâche de plus qui détourne les yeux.

Et puis Jeanne quitte les montagnes de son Valais rural pour la ville de Lausanne. Fuir pour survivre. Elle devient institutrice. Années de thérapie. Amours saphiques par rejet des hommes avant de rencontrer Paul. Mais elle ne peut passer sa vie à soigner ses bleus, traces profondes qui marquent l’âme et le corps. Que faire ? Les eaux du Léman sont certes un baume protecteur. Ce n’est pas assez. Il y a trop de haine, de rage, de culpabilité du survivant, de colère. Ce père détesté qui demande pardon, pitoyable à l’article de la mort, Jeanne lui crache au visage.

Sarah Jollien-Fardel commence son roman par de courtes scènes meutrissantes. Une langue râpeuse, une concision qui cisaille, l’âpreté du réalisme : on en a le souffle coupé. Il en sera ainsi jusqu’à la fin. Les larmes coulent à peine. La mâchoire se serre. Le ventre se noue. Douleur. Fureur ! Comme il est difficile d’arracher les racines de la violence… Le pathos n’a pas sa place dans les pages dévorantes de Sa préférée. Le pardon ? On n’y pense même plus. Tenir debout, juste aller de l’avant, est déjà une première lueur dans la nuit de Jeanne, une héroïne ordinaire à la ténacité admirable comme ce premier roman.