ELLE.FR, Charlotte Moreau, dimanche 2 octobre 2022


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De la blogosphère féminine à la sélection du Goncourt : rencontre avec Sarah Jollien-Fardel

L’autrice de Sa préférée, roman incandescent sélectionné pour le prix Goncourt, nous raconte sa trajectoire, d’ancienne blogueuse mode à nouvelle sensation littéraire.

« Dans six mois, je serai de retour dans ma cuisine avec mes emmerdes. » Elle en rit, avec la lucidité de ceux qui ont attendu longtemps la lumière. Avec Sa préférée, premier roman crépusculaire sur la violence d’un père et la violence de classe, Sarah Jollien-Fardel vient de faire une entrée fracassante dans ce tout-Paris littéraire qu’elle a toujours regardé de loin.

Déjà couronné du prix roman Fnac 2022, ce texte abrupt et sensoriel, planté dans la rudesse du Valais, en Suisse, fait tant parler de lui qu’il figure sur la première sélection du Goncourt et vaut tous les honneurs à son autrice.

Invitée partout, sollicitée tout le temps, des ondes de France Inter aux bonnes pages de Libé. Un scénario rocambolesque pour cette quinquagénaire à la voix juvénile, devenue journaliste sur le tard, après avoir été repérée sur son blog mode. Mais comment franchit-on autant de galaxies d’un coup ? Comment vit-on cette accélération de particules, cette exposition intense et ce brutal changement de statut ? Sarah Jollien-Fardel nous raconte, de l’intérieur, cette folle rentrée littéraire.

ELLE. À quoi ressemblent vos journées en ce moment ?

SARAH JOLLIEN-FARDEL. À une succession d’interviews, de shootings, de trains, de conférences et de journées off qui n’en sont plus. Moi qui suis habituellement vissée à mon agenda papier, j’ai lâché prise. Je ne regarde mes rendez-vous que la veille pour le lendemain, en sachant dans quelle ville je pars mais pas forcément à quelle heure je dois être à la gare. Ma maison d’édition a pris la main sur le planning et m’a prévenue, il faut une endurance de sportif. Nicolas Mathieu avait raconté qu’en promo il avait pris quelques kilos… J’essaie de maintenir un peu de yoga, de marcher avec mon mari dès que possible, et quand les libraires sortent le champagne, je trempe juste les lèvres.

ELLE. Et à quoi ressemblent vos nuits ?

S.J-F. J’ai quasiment retrouvé le sommeil après des années d’insomnie. Tous les auteurs avec qui j’en ai parlé me l’ont dit : à ce rythme-là, le soir tu rentres, tu dors ! Maria Larrea, autrice des Gens de Bilbao naissent où ils veulent, que je croise beaucoup depuis la rentrée, me disait : c’est un boulot à plein temps qui ne dure qu’un temps. Moi dans six mois, je serai de retour dans ma cuisine, avec mes emmerdes. Puis il y aura la pression du deuxième livre, l’envie d’écrire à nouveau, les doutes… Alors en attendant je profite. Tout a été très vite avec Sa préférée. On a senti que quelque chose se passait avant même la sortie du livre.

ELLE. Quels ont été les premiers frémissements ?  

S.J-F. J’ai signé mon contrat en mars 2022 avec un manuscrit achevé. Et dès le mois d’avril, quand les épreuves non corrigées ont commencé à circuler, on a reçu des e- mails de libraires, une offre financière du Livre de Poche qui se projetait donc déjà sur 50 000 exemplaires vendus… En trente ans de carrière, mon éditrice Sabine Wespieser n’avait jamais vu ça. Mon agenda était déjà plein quand je suis partie en vacances mi- juillet. Et ce sont vraiment des gens qui veulent te voir, parce que les librairies qui t’invitent financent en partie ton déplacement. Début août, on a su qu’il fallait imprimer les exemplaires nécessaires pour le prix roman Fnac (ndlr : le lauréat étant mis en tête de gondole dans tous les points de vente à partir du 8 septembre). Puis on a parlé des traductions. Celle en Allemagne doit a priori paraître au printemps et depuis quelques jours, j’ai un éditeur italien.

ELLE. Vous êtes aussi rédactrice en chef du magazine suisse Aimer Lire, faut-il se mettre en congé pour assurer une promotion aussi intense ?

S.J-F. Non, je travaille dans le train et parfois tard dans la nuit. Je tenais absolument à honorer mon mandat, beaucoup de choses pouvant se faire à distance. Sans oser dire à quel point j’étais sollicitée, j’avais tout anticipé pour être la plus nomade possible. Bien aidée par mon éditrice qui loge ses auteurs dans un petit pied-à-terre parisien où ils peuvent travailler au calme, ce qui simplifie beaucoup les choses. Là j’ai des rendez- vous calés jusqu’en mars, s’y ajoutent les rencontres pour le prix Goncourt des Lycéens, auxquels participent automatiquement les quinze auteurs de la première sélection Goncourt. J’attends ça avec une impatience particulière, j’adore les ados parce qu’ils sont sans filtre, comme moi.

ELLE. Vous avez ouvert un blog en 2008, en quoi cet exercice a-t-il participé à votre trajectoire littéraire ?

S.J-F. Écrire régulièrement c’est un entraînement. Même si j’ai encore des tics d’écriture contre lesquels je lutte… ou pas d’ailleurs ! Mais le blog a initié cette pratique, c’est grâce à lui que je suis devenue journaliste, j’ai été repérée comme ça. Je me suis formée et ça m’a permis d’accomplir ce premier rêve professionnel. Sur un blog, il y a aussi une manière d’écrire assez libre qui me semble plus proche de l’écriture romanesque que journalistique.

ELLE. Sous le pseudonyme « Sarah Babille », vous écriviez sur la mode et c’est un thème que l’on retrouve dans Sa préférée, qui nous parle aussi du sentiment « d’en être » ou pas, de la place qu’on occupe.

S.J-F. Arriver à voir ce qui est beau sans forcément se dire que c’est pour soi. Ce regard m’est resté. J’ai toujours eu du recul par nature, venant de Suisse, de loin, avec mes sas de silence… Jeanne, l’héroïne de Sa préférée a certains de ces traits-là, les miens : le côté direct, raide, la colère.

ELLE. Vous avez d’ailleurs brulé la majorité de vos carnets d’écriture il y a un an, avant de signer un contrat d’édition pour Sa préférée, pourquoi ?

S.J-F. Parmi mes obsessions, il y a la mort, ces maisons qu’on vide sans délicatesse au décès de leur propriétaire. Mes écrits, je voulais que personne ne tombe dessus, jamais. J’avais accumulé une trentaine de cahiers, avec des poèmes, nouvelles, débuts de romans, journaux intimes… J’ai toute confiance en la discrétion de mon mari, mais si jamais quelqu’un d’autre… ? Alors quand on a vendu notre appartement pour construire une maison, je me suis décidée. J’ai pris une photo, un moment très fort pour moi. Je me répétais : « C’est tellement nul Sarah, à quoi tu t’accroches, t’as 50 balais ! » J’ai tout jeté́ sauf deux journaux intimes et certains agendas, liés à une période précise de ma vie, qui nourriront mon prochain livre. J’ai été assez intelligente pour ça, pour avoir cet instinct-là, malgré la dépression assez profonde que je traversais. Et puis bien sûr, j’ai gardé le manuscrit de Sa préférée parce que, quand même, ça tenait debout.

ELLE. Comment votre lectorat des premières heures et des réseaux sociaux réagit-il à votre nouvelle vie littéraire, à ce nouveau statut ?

S.J-F. De manière générale, avec enthousiasme, l’impression pour certains que ce bonheur rejaillit sur eux. Aussi mon âge, 51 ans, peut donner un espoir que tout peut arriver, que les rêves peuvent se réaliser… Mais il y a également des réactions étonnantes. Des gens qui m’écrivaient en messages privés, avec qui j’avais tissé des liens, se sont désabonnés. D’autres que je croisais régulièrement affirment ne plus vraiment se souvenir de moi. Doucement depuis l’annonce de la parution de mon livre, et de plus en plus depuis que la presse s’y intéresse. Pourquoi ? Je ne sais pas, c’est comme si je les avais trahis, que je passais dans une autre sphère, de l’autre côté du miroir. Et au quotidien, c’est la même répartition. La toute grande majorité, même des inconnus dans l’entourage de mes proches, des copines de copines etc., sont très heureux. Et parallèlement, quelques collègues ne me saluent plus. Dans certaines parutions, mon nom est cité mais pas le titre de mon livre. L’humain, ses jalousies, ses ambiguïtés… Ça me trouble, me fait bizarre puis je passe à autre chose. Cela en dit plus long sur eux que sur moi.

ELLE. Vous avez connu, comme beaucoup d’écrivains, l’étape du manuscrit refusé. Qu’est-ce que ça vous a apporté́ ?  

S.J-F. C’était utile parce que ça m’a permis de retravailler mon texte seule, jusqu’à en être suffisamment satisfaite pour le montrer à nouveau un jour. Après ce premier revers, je n’ai pas donné suite à la proposition d’une belle maison qui m’a tendu la main. Quelque chose que je ne m’explique pas vraiment m’a retenue. Comme si j’étais destinée à rencontrer plus tard Sabine Wespieser, après avoir interviewé un de ses auteurs. Au final, la version parue chez elle est assez proche de celle que je lui ai fait lire. Sur le plan de la langue, on a travaillé sur les adjectifs, pour toujours résister à la tentation du “trop beau”, restituer la langue du Valais dans les années 70, ces villages de montagne où on n’avait pas Le Monde ni le Nouvel Obs, où le vocabulaire était différent. J’ai changé une seule chose sur le conseil de Sabine, qui n’est vraiment pas interventionniste mais m’a encouragée à couper quelques lignes très dures à la fin du livre, à juste titre. Elle m’a aussi soutenue pendant la correction, quand je tenais à un verbe incongru, par exemple « les policiers étouffaient le palier ».

ELLE. C’est aussi ce qui fait la force du livre, cette écriture de la chair, du geste, si immersive qu’elle vous a valu en interviews des questions sur vos sources d’inspiration. On se demande comment cette vérité́ du corps peut être restituée si bien sans être autobiographique…

S.J-F. Il y a des choses que je dois garder privées, que je ne veux ni ne peux dire. En Suisse, ce terrain a été abordé avec plus de douceur. J’ai notamment fait une émission de radio avec Monica Sabolo (ndlr : autrice de La vie clandestine) dans laquelle on nous a accueillies, expliqué ce qui allait se passer, mises à l’aise. Ce qui, au lieu d’édulcorer les échanges leur a permis d’être plus intimes encore. À Paris, la promotion peut être abrupte, et les questions, une façon d’exercer un pouvoir. J’ai fini par prendre les conseils d’une spécialiste de média training. Une interview pour la presse écrite, j’y suis habituée. La télévision, c’est un autre exercice encore, car il y a votre présence physique, moi je parle beaucoup avec les mains, quelque chose se passe dans tous les cas à l’écran. Mais la radio, c’est très direct. Et quand vous voulez éviter un sujet, vous pouvez être sûr qu’il va surgir ! Aujourd’hui, je m’entraîne à adopter les bons réflexes, baisser les épaules, sourire, inspirer quand on vous pose une question… Et anticiper quelles anecdotes je vais partager ou non.

ELLE. Dans Sa préférée, il y a l’idée centrale que la résilience, parfois, ça ne fonctionne pas. Un constat bouleversant mais aussi apaisant.

S.J-F. Il y a des gens qui n’y arrivent pas. Qui veulent, mais qui n’y arrivent pas. J’en ai partout autour de moi. Je suis bénévole dans une association d’aide aux femmes battues. J’en vois revenir certaines pour la quatrième, cinquième fois, avant de retourner encore et encore vers celui qui les violente. Je connais aussi une femme maltraitée qui est indépendante financièrement, féministe, avec un CV étincelant. Alors… Je ne sais pas qui a inventé cette expression débile « être la meilleure version de soi-même » mais moi, je n’en peux plus d’entendre ça.