EN ATTENDANT NADEAU, Jean-François Laé, mardi 2 avril 2024


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Comment tenir et se tenir, pouvoir « être là » aux côtés du frère aîné Lucas qui ne parle jamais, ne peut pas se lever ni marcher, ne peut que cligner des yeux pour faire signe et pousser des cris alternants ? Comment Aurore (le personnage d’Arièle Butaux) peut-elle jouer avec lui, le porter pour le mettre debout, le chatouiller, lui tirer les oreilles dans le dos des parents affolés ? C’est que la jeune fille d’à peine dix ans ne sait toujours pas à quoi tient cette immense différence entre elle et lui. L’anormalité impossible, comment répondre à l’énigme ? En le cachant au fond du jardin, dans une cabane, pour l’arracher aux adultes, la cadette cherche à penser à ce qu’il pense, s’évertue à traduire ses mimiques et ses gazouillis. Elle veut transformer Lucas qui, au dire de ses parents, sera guéri dans quelques années, vers l’âge de quinze ans. S’ils le disent, c’est que c’est vrai ! Mais lui, « s’il pouvait parler, il dirait… ». Aurore imagine.

Chaque type de cri est entendu et par elle traduit. Chaque rictus est épié. Aurore baigne dans cet agrandissement d’attention, à percevoir des vibrations de son visage ou de son corps, toujours au plus près. Un après-midi de petites vacances d’hiver, sur l’immense plage de Carteret, voilà qu’elle court à fond avec Lucas allongé dans la carriole, s’enfonçant dans le sable mou, rasant la houle et les poches d’eau. Partageant cette émotion, Lucas se mettrait à parler ? Elle insiste, giflant son visage pour l’éveiller, et elle pense qu’il éprouve du bonheur à sentir le vent. Comment faire naître des émotions, des mots ? Aurore expérimente ce que donne à voir Fernand Deligny dans le film Ce gamin-là en 1975 (réalisé par Renaud Victor) : apprendre à se taire, repérer les signes, tenir la tête serrée entre ses mains ou encore courir et courir tout en écoutant encore ses criailleries, ses intonations agitées, ses phonèmes vibrants. Comment attraper l’imperceptible, ces signes de petite portée, afin de le « rattacher à nous » ?

Avec Le cratère et son personnage d’Aurore, Arièle Butaux lève le silence sur son enfance enfouie. Car combien de fois a répondu à ses questions le silence tête baissée de ses parents et de ses grands-parents ? Cette lettre ouverte s’adresse aux adultes « qui occultent la réalité crue des handicapés » – bien que le mot « handicapé, pire, multi-handicapé » soit proscrit. Et d’ouvrir le récit d’un autre Lucas, sans cesse « aux aguets », percevant les moindres changements d’atmosphère, devinant l’arrivée d’une voiture dans la rue, des retrouvailles, des miaulements, qui-va-là dans l’escalier. Lucas vit sous son récit. Une vie en veille et en aérosphère.

Le quotidien est hautement exigeant. Comment faire manger Lucas qui n’arrive pas à déglutir ? « Aurore tient son visage tout près de celui de son frère, ouvre grand la bouche pour l’encourager à l’imiter […] Elle lui raconte une histoire à voix basse. Lucas en oublie le contact froid du métal sur ses lèvres, les coulures visqueuses sur son menton. Il suit Aurore dans l’arbre magique où une famille d’écureuils s’est construit une drôle de maison, saute avec elle de branche en branche, cuillère après cuillère ». Chaque repas sera ruse. Chaque déplacement sera habilité. Marchera-t-il un jour ? Mais l’âge de quinze ans arrive, c’est l’effondrement. Aurore perd son frère. Elle ne s’en remet pas. Rêves et cauchemars. Puis la découverte de secrets bien gardés. Avec Arièle Butaux, le « mal de frère » fait vertige, une vie hors normes et trempée d’incompréhension.

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