FRANCE INTER, Kathleen Evin, mardi 30 septembre 2014


« L’Humeur vagabonde »

« K. E. : Érina, universitaire à l’aise avec les fantômes du passé, spécialiste de Shakespeare, écrivaine francophone et voyageuse de bibliothèques, ressemble diablement à Catherine Mavrikakis, qui lui met d’ailleurs dans la bouche sa belle langue chantournée, charnelle, inventive et métissée. La Ballade d’Ali Baba […] dresse le portrait d’un père né grec – comme le sien –, [qui a] grandi à Alger puis émigré à New York – comme le sien. La romancière le peint par petites touches, comme on rassemble les éclats colorés d’un objet brisé. Après Le Ciel de Bay City, paru en 2009, et Les Derniers Jours de Smokey Nelson en 2012, Catherine Mavrikakis continue son exploration des brumes du passé pour peut-être bien ne pas perdre le Nord sur les chemins d’aujourd’hui. […] C’est vrai que cette phrase, Time is out of joint, Le temps est hors de ses gonds, ça ouvre des espaces infinis d’envies de créer des histoires. C’est dans cette phrase-là que vous avez eu, tout à coup, envie de nous reparler de fantôme ?
C. M. : Oui, oui, tout à fait. C’est-à-dire que j’avais l’impression que le livre était l’espace de ce hors de ses gonds. C’est que le livre permet d’inscrire un temps qui est à la fois réel et complètement irréel. […] J’avais envie de montrer cet entre-deux, entre la vie et la mort et ne pas en faire une grande histoire. C’est-à-dire que je voulais que ce soit naturel… […] Je voulais que ce rapport à cette disjonction du temps soit quand même imposé. On vit comme ça, on vit avec nos morts d’une certaine façon.
K. E. : […] Dans la vie d’Érina, il y a ces vides, ces espaces justement où elle peut bâtir des histoires, des espaces que le père a ouvert pour elle et pour ses sœurs. Ce Vassili, au fond, vous l’appelez Ali Baba […] : Ali Baba, c’est celui qui fait ouvrir la porte derrière laquelle se trouvent empilés des trésors. […]
C. M. : La fiction m’a permis de toucher à quelque chose du père que je ne peux pas toucher dans l’essai […] parce que dans l’essai ou dans le rapport au père tel que je l’ai vécu, il y a beaucoup de colère. […] Ce texte-là, La Ballade d’Ali Baba, n’est pas du tout dans la colère. Au contraire, je crois que c’est un texte de la réconciliation. Alors est-ce qu’on peut se réconcilier avec nos morts ? Je crois que oui, finalement. […]
E. K. : Ce personnage de Vassili, c’est un enchanteur de réel. En fait, il est dans cette ville, forcément grise et terne, et il apporte de par là d’où il vient – la Grèce puis l’Algérie –, un autre paysage, une chaleur, des odeurs, des goûts. En fait, c’est quelqu’un qui apprend très vite à ses enfants qu’il y a un ailleurs. Comme si le fait d’être un immigrant et de vouloir le rester – parce qu’il veut le rester, il ne veut pas se fondre dans la masse, il veut être celui qui vient d’ailleurs et qui peut toujours y repartir au fond –, est-ce que ce n’est pas la définition de celui-là même qui donne à ses enfants l’envie de l’ailleurs, l’envie de l’écriture, l’envie du métissage, la curiosité des autres ?
C. M. : Oui, je le crois. Ce personnage-là est fabuleux… Il est capable de transcender la réalité. […] Il a quelque chose d’un magicien du réel chez lui. Je crois que Vassili est un homme qui vraiment réécrit la vie […], il ne l’accepte pas telle qu’elle est.  Il va toujours se permettre une nouvelle version au moment-même où il vit les choses. […]
E. K. : Ce livre-là, en fait, c’est un tombeau pour un père.
C. M. : Oui, c’est un tombeau et en même temps, tout le problème du livre, c’est d’aller désenterrer le père. […] C’est un tombeau mais il faut l’imaginer aussi sous le signe de la dispersion. C’est un tombeau qui est nécessairement imparfait… […] Je crois qu’il y a des tombeaux du père. Il n’y a pas un tombeau où ce père-là pourrait être enfermé pour de bon.
E. K. : […] C’est un voyage initiatique pour les trois filles dans le monde du père.
C. M. : Oui, le monde du père qui est la mer, l’océan, la chaleur, la liberté aussi. […]
E. K. : La Ballade d’Ali Baba est un livre gai, souvent drôle, plein de vie et en même temps, il y a des grandes bouffées de mélancolie. […]
C. M. : […] Il y a quelque chose de drôle, de grotesque, je trouve, dans le père. Sous cela, il y a de la mélancolie je crois, sous les actions de la fille aussi. Mais, je n’avais pas envie que ça prenne toute  la place. J’avais vraiment envie de le jouer de façon très douce, juste des petits éclats comme ça. […] Peut-être [que] pour moi, c’est un livre de la force. »

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