LA CROIX, Emmanuelle Giuliani, lundi 27 novembre 2023


« Une histoire romaine » de Louis-Philippe Dalembert : portrait de Rome et de ses dames

Des années 1930 à la décennie 1970, deux familles réunies en une traversent joies et crises sur fond de bouleversements de l’histoire. Mais à Rome, tout prend des couleurs uniques.

Adélaïde, Rachel, Elena, Laura. Et Rome. Trois générations de femmes et des années d’histoire de l’Italie, vécues des deux côtés du Tibre. Ici, dans le quartier select de Prati et le palais de la contessa, dont la superbe aristocratique lutte contre un déclin qu’elle conjure à force de volonté et d’illusions ; là, au sein d’une famille juive dominée par zia (tante) Rachel, adorable tyran qui régente son monde depuis son appartement de la Via Giulia envahi de livres et de musique, le paresseux matou Pouchkine lové sur ses genoux.

D’un monde à l’autre
Protégé et passablement étouffé par de telles figures, il n’est guère aisé de conquérir son autonomie, de prendre son envol. Elena, fille de la contessa, passe d’un royaume à l’autre à la faveur de son mariage avec Giuseppe. Une libération scellée par un grand amour et bénie à l’Église, la famille du jeune homme ayant le bon goût, aux yeux de l’intransigeante et tout aussi désargentée aristocrate romaine, de jouir d’une confortable fortune et de ne pas pratiquer sa religion…
Le temps passe, le fascisme triomphe, édictant des lois raciales contre les juifs, la guerre est déclarée. Grâce à un réseau de résistants, Elena et sa famille d’adoption se cachent, échappent à la déportation ; mais plus rien ne sera vraiment comme avant. Un passé dont hérite Laura : dont sa jeunesse oisive et déboussolée trouve des exutoires dans la lutte révolutionnaire des années 1970. Mais son romantisme naïf se heurte au réel, nettement plus prosaïque et effrayant. « L’aversion pour le capitalisme », un « intérêt épisodique pour le végétarisme » et une « passion pour la littérature russe » se fracassent ainsi contre la brutalité d’une arrestation policière prolongée par un interrogatoire « sans ménagement ».

L’humour et l’attention à ses personnages
Louis-Philippe Dalembert, romancier né à Port-au-Prince et fin connaisseur de la Ville éternelle – il fut pensionnaire à la Villa Médicis et vécut une dizaine d’années à Rome – ancre son récit au cœur de ses pierres, ses lumières et ses ambiances. Il n’est ni le premier ni le dernier à célébrer le Capitole, le Panthéon ou la place Navone mais la richesse sensuelle de son style est à la hauteur du sujet. Qu’il explore, avec humour et tendresse, les (petits et grands) troubles existentiels de ses personnages, ravive les soubresauts et chaos de l’histoire ou décrive la beauté stupéfiante de deux sœurs jumelles trop tôt disparues, le romancier nous enchante des couleurs et des délices de son écriture. « … La zia entreprit de lui expliquer que l’autre ostrogoth avait exigé, même au prix du ridicule qui ne tue malheureusement pas, l’italianisation des noms étrangers, et la voilà repartie dans ses philippiques sans se rendre compte que son neveu avait débarrassé le plancher pour aller savourer ailleurs ses bandes dessinées… »

Profuse mais limpide et cascadante, cette plume ailée lui permet de jouer avec la chronologie, d’opérer des allers-retours dans le temps, sans jamais égarer un lecteur qu’il accompagne amicalement. Comment ne pas se sentir alors en intimité avec les personnages qui peuplent cette touchante comédie humaine, sur le devant de la scène ou un peu en retrait ? Ainsi du concierge de l’immeuble de la Via Giulia, observateur si impliqué dans le destin de la famille qu’il aurait pu en devenir le chroniqueur… si Louis-Philippe Dalembert ne l’avait brillamment devancé.

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