LA LIBRE BELGIQUE, Geneviève Simon, mercredi 15 mars 2023


Une classe d’enfants décimée par un mal mystérieux

Au départ d’un fait aussi extrême que révoltant, Jan Carson ausculte la peur et le sentiment d’appartenance.

C’est avec Les Lanceurs de feu (2021), roman inventif qui captivait de bout en bout, que nous avons fait la connaissance de Jan Carson. Dans ce qui était le premier de ses textes à être traduit en français, le personnage principal n’était autre que Belfast, l’emprise que la ville exerce sur ses habitants, la délicate cohabitation entre communautés, entre classes sociales. Jan Carson situait l’action à l’été 2014, et si les Troubles étaient de l’histoire ancienne, leur héritage pesait encore sur les générations nées par la suite, notamment à travers deux pères inquiets du devenir de leur progéniture.

Changement de lieu et d’époque avec Les Ravissements (The Raptures), qui s’attaque à un autre versant de la vie de son pays : nous sommes à Ballylack, un petit village (imaginaire) d’Irlande du Nord, en 1993. Hannah, onze ans, « plutôt intelligente pour une fille », se sent différente des autres enfants de sa classe à cause du rigorisme de ses parents. Fondamentalistes protestants, ceux-ci la tiennent à l’écart des joies que partagent ses comparses : le cinéma, les Beatles, les émissions de magie, les fêtes d’anniversaire, l’excursion de fin d’année. « Elle ne manque à personne. Personne n’a pris la peine de demander pourquoi elle ne pouvait pas se joindre à eux. Tous savaient déjà qu’elle n’était pas normale. » Cette situation d’exclusion pèse d’autant plus sur Hannah que son jeune âge ne lui permet pas toujours de comprendre la motivation de ses parents. Le lien qui l’unit à son grand-père, aimant et compréhensif, permet heureusement d’adoucir quelque peu son mal-être.

Un mal mystérieux

Alors que l’été commence, un mal mystérieux frappe les élèves de la classe d’Hannah. En moins d’une semaine, deux élèves sont emportés. Puis c’est le tour de jumelles… Dans la petite communauté de Ballylack, où les commérages vont bon train, c’est la stupéfaction. Les médecins peinant à déterminer l’origine de l’infection — qui ressemble à une grippe, alors qu’on est en été —, une équipe de scientifiques est dépêchée sur place. Si une même substance chimique est détectée dans le sang des enfants, aucun début d’explication n’est avancé.

La mort de jeunes enfants —  situation aussi révoltante qu’extrême — permet de révéler les modes de fonctionnement des familles touchées. Avec autant de mordant que de finesse, Jan Carson expose ainsi les réactions (qui diffèrent en fonction du degré de sympathie éprouvée pour la victime) ainsi que ce que la colère autant que la tristesse fait surgir — plus souvent le pire (présent auparavant en germe ou tu tant bien que mal) que le meilleur : machisme, racisme, aveuglement. Là où Les Ravissements révèle toute son audace, c’est que la situation dépeinte permet à Jan Carson d’ébranler deux piliers constitutifs de l’Irlande : la religion et la politique. Parce que la foi n’est d’aucun secours face au drame, et que la mort ne différencie ni les nationalistes ni les unionistes : elle gomme les fractures politiques.

Apparitions

Curieusement épargnée, Hannah est amenée à rencontrer un à un ses camarades décédés lors d’apparitions qui dédramatisent la mort (omniprésente dans l’Irlande des Troubles, « n’importe qui [pouvant] se faire tuer n’importe quand »), mais l’isolent un peu plus : elle n’a personne à qui confier ces épisodes troublants. Chacun à leur tour, ils lui racontent comment ils vivent, s’organisent, s’amusent.
Avec brio et inventivité, d’une plume à la fois à hauteur d’enfant et distinguée, qui intègre le réalisme magique avec un naturel confondant, Jan Carson nous parle de l’Irlande en embrassant des thèmes universels : les ravages de la peur, le besoin de consolation et d’appartenance — à une famille, à une communauté. Non sans optimisme : décider de laisser sa chance aux étincelles, si petites soient-elles, est un choix.