LE FIGARO LITTÉRAIRE, Sébastien Lapaque, jeudi 10 septembre 2020


« Mauvaises herbes » de Dima Abdallah : l’enfance, patrie perdue

Dans le Beyrouth du début des années 1980, ce roman d’apprentissage raconte l’histoire d’un chaos sans nostalgie, d’une harmonie préexistante pour le rendre supportable.

« Certains assurent qu’on ne parle pas au nom de l’enfance. Mauvaises herbes, de Dima Abdallah, fait vaciller cette certitude en retrouvant son langage dans les palais de la mémoire. Des palais en ruine, comme ceux du front de mer de Beyrouth, la ville où la romancière installée à Paris depuis trois décennies est née, en 1977. Dima Abdallah n’a pas attendu la pulvérisation du cœur de la capitale libanaise, le 4 août dernier, pour savoir à quel point la ville qu’elle a été obligée de fuir était tragique. Elle écrit son premier roman les larmes aux yeux, comme on fredonne une chanson dans une langue oubliée. Nul besoin de la connaître pour savoir qu’elle a mis beaucoup d’elle-même dans ce livre qui, pour être le premier, ne s’impose pas moins comme un texte de la maturité.

Au commencement de Mauvaises herbes, la romancière a rendez-vous avec la petite enfant qu’elle fut, vêtue de son tablier de couleur. Puis avec le père qu’elle a tant aimé, quand il venait la chercher à la sortie de l’école et lui tendait un doigt de sa grosse main pour qu’elle s’arrime solidement à sa carcasse de géant en entendant les tirs s’intensifier au loin. C’était Beyrouth, aux alentours de l’année 1983, au déclin de la beauté.

L’année suivante, la narratrice est âgée de 7 ans et demi : elle ne supporte pas qu’on lui demande quelle est sa religion. Comme beaucoup de ceux qui ont connu l’explosion de l’ancienne Yougoslavie, elle ne comprend pas pourquoi elle devrait choisir. “À cette question de si je suis chrétienne ou musulmane, je n’ai pas de réponse. Je ne suis ni chrétienne ni musulmane. Je sais que la famille de ma mère est un peu chrétienne et que celle de mon père est un peu musulmane.” Roman d’apprentissage mené avec délicatesse où la voix de la fille alterne avec celle de son père, Mauvaises herbes est l’histoire d’un chaos sans nostalgie d’une harmonie préexistante pour le rendre supportable. La narratrice, qui refuse d’être de quelque part, “d’une tribu, d’un port, d’une terre, d’un territoire, d’une maison, d’une croyance, d’un avis, d’une appartenance”, fait une expérience étonnante en traversant les douleurs de l’exil : elle découvre qu’on est toujours de quelque part. Et que cette patrie perdue, pour les apatrides, s’appelle l’enfance. »