LE JOURNAL DU DIMANCHE, Laëtitia Favro, dimanche 26 septembre 2021


« “Ça ne s’arrêtera donc jamais ?” Prostrée devant son poste de télévision, une institutrice reconnaît dans les traits d’“un énième homme noir [mort] entre les mains de la police” le “doux visage” d’Emmett, son ancien élève. Emmett, dont le prénom rend homme à Emmett Till, un adolescent lynché en 1955 dans le Mississippi, vient de mourir étouffé par le genou d’un policier en hurlant “je ne peux plus respirer”. “Ça ne s’arrêtera donc jamais ?”, interrogent la vieille dame effondrée puis, à leur façon, l’amie d’enfance, le pote dealer, le coach, l’ex, la fiancée, dont les témoignages composent dans ce bouleversant roman choral sélectionné par le jury du Goncourt le portrait d’un “petit gars d’un ghetto noir de Milwaukee” élevé par sa mère seule une fois le père parti, “un peu à la grâce de Dieu, un peu à la dure, comme de la mauvaise herbe qui pousserait n’importe où, envers et contre tout”. Un garçon né sous la même étoile que “celles et ceux qui n’étaient pas bien nés”, sorti du lot grâce à son talent pour le football américain, qui lui permet d’obtenir une bourse dans une université et de caresser le rêve de s’en sortir. Puis viennent la chute, la blessure et trois bouches à nourrir : renvoyé à la case départ, Emmett revient dans ce quartier de Franklin Heights qui l’a vu grandir, où le gérant d’une supérette compose un jour le nine-one-one, pour un billet qu’il soupçonne faux, remis par un homme noir à la carrure d’ancien footballeur. “La suite, la planète entière la connaît dans les moins détails.”
Le 25 mai 2020, la mort de George Floyd enflammait tous les écrans. Milwaukee Blues aurait pu se faire le reflet de cette colère : on en retient pourtant, une fois les dernières pages tournées, sa tendresse, sa lumière et l’espoir incarné par le personnage de Ma Robinson, l’ex-gardienne de prison devenue pasteure. À l’instar de ceux qui prennent part à la marche en mémoire d’Emmett à la fin du récit, le lecteur a l’impression de l’avoir connu, ce garçon timide d’“1 m 92 pour 111 kilos”, et d’avoir compris pourquoi “le système l’avait réduit en zombie”. La plume de Louis-Philippe Dalembert dessine en même temps que le portrait d’un anonyme devenu célèbre par la force des choses la fresque d’un pays “souillé” par son héritage ségrégationniste. Et nous rappelle ceci : “Il n’y a qu’une seule et unique communauté. Et elle est humaine.” »