LE POINT, Elise Lépine, jeudi 8 septembre 2022


Sarah Jollien-Fardel, lauréate du prix du roman Fnac

Chaque année depuis 2002, le prix du roman Fnac est décerné par un jury composé de 400 adhérents et de 400 libraires de la Fnac, à un roman sélectionné parmi 250 titres de la rentrée littéraire. Après avoir élu Jean-Baptiste Del Amo (Le Fils de l’homme), Tiffany McDaniel (Betty) et Bérengère Cournut (De pierre et d’os) ces trois dernières années, le prix couronne une toute nouvelle voix de la littérature francophone, Sarah Jollien-Fardel, née dans le Valais Suisse, à l’image de la narratrice de Sa préférée, Jeanne.

« Je suis la fille de ce monstre, je suis la femme qui trompe, je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l’intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries, je suis la fille qui n’a sauvé ni sa mère ni sa sœur. » Ainsi résonne la voix de Jeanne, qui n’en finit pas de digérer son enfance ravagée et ne se pardonne rien de ce qu’elle est devenue. Des trois femmes vivant sous la coupe de son père, elle est la seule à s’en être sortie. Mais dans quel état ?

Survivre au monstre

« Faut l’imaginer, ça, tous les jours, la trouille, tous les jours. » Le roman s’ouvre sur ses premières années, scènes d’une cruauté indicible, coups pleuvant sur la mère, sur les deux filles, l’aîné, Emma, douce, belle et « sotte », qui subit aussi les viols du père, sur la plus petite, Jeanne, qui prévient un médecin de famille, lequel détourne les yeux. En coulisses, la mère emprisonnée dans sa vie de femme battue, sans échappatoire pour elle-même, manœuvre pour offrir des études à Jeanne, la curieuse, la vive, la prometteuse. Jeanne qui cherche à s’échapper, mais que tout ramène au berceau de ses souffrances, à commencer par le suicide de sa sœur, la « préférée » du père qui lui vouait un désir monstrueux, auquel elle n’a pas survécu.

L’ascension de Jeanne est longue, le ticket vers la liberté prend la forme d’un internat, l’émerveillement de découvrir Lausanne, si loin du Valais rural d’origine, là où elle peut s’inventer elle-même : « Avec ma nouvelle allure, mes origines ne se devinaient plus. Personne ne pouvait imaginer que, devant la maison de mon enfance, s’entassaient des carcasses de voitures, que les gens disaient “la fille du vannier”, que la vinasse de mon père empestait la maison. » Devenue adulte, Jeanne installe silence et distance entre ses parents et elle. Une distance gorgée d’acide, que rien n’éponge, ni les femmes conquises, ni l’amour d’un homme infiniment désiré, ni les barrières sociales franchies, ni le triomphe d’une belle carrière.

Uppercuts

Écrit dans un style scandé, parfois presque slamé en longues phrases mélodiques aux uppercuts fréquents, Sa préférée raconte les forces paradoxales traversant la vie de sa narratrice, qui effectue une lente montée à la surface, tout en luttant contre le poids du passé qui la leste et la tire vers la vase. Sous la plume de Sarah Jollien-Fardel, le traumatisme s’écrit en maux : « Combien y en avait-il, de ces souvenirs qui me bouffaient de l’intérieur, qui montaient des entrailles sans crier gare, qui ne s’expurgeaient pas par mes reflux gastriques ou mes désespérantes nuits de veille ? » Il s’éparpille en germes, Jeanne vivant dans la hantise d’être l’héritière de la violence du monstre qui l’a élevée, traquant en elle-même les manifestations de rage, persuadée qu’elle possède l’instinct méchant du prédateur.

Sa préférée est un roman dur, un roman blessant, qui ne court pas après la rédemption, ne cherche pas la grâce du pardon. Mais de cette nuit noire où souffrent ensemble l’âme du personnage et celle du lecteur, Sarah Jollien-Fardel tire un éclat de lumière. Pas un miracle ni une épiphanie. Mais la vérité d’une femme qui plonge ses racines dans la terre qui l’a vue naître et qu’elle raconte si bien, sans plus chercher l’arrachement. Une terre de douleur et de renouveau.

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