LES ÉCHOS, Philippe Chevilley, jeudi 7 septembre 2023


L’écrivain autrichien brosse avec infiniment de délicatesse la chronique des jours d’un bar, « Le Café sans nom », situé dans un faubourg populaire de Vienne, à la fin des années 1960. A travers le portrait du tendre cafetier, de sa serveuse et de ses clients, il nous offre un précipité d’humanité en même temps qu’une ode nostalgique à sa ville natale.

Dans Le Champ, Robert Seethaler réveillait les morts d’un cimetière, dans Le Café sans nom, l’écrivain autrichien de 57 ans convoque les fantômes d’une ville entière, Vienne, en 1966, à l’aube d’une profonde transformation urbaine. Il ne s’agit pas d’un roman choral à proprement parler, puisqu’il est construit autour d’un personnage central, le gérant du café, mais on voit passer beaucoup de monde dans cet établissement modeste situé à l’entrée du faubourg populaire des Carmélites. Tous ont connu la guerre, le nazisme, les destructions et gardent dans leur ADN le souvenir du passé glorieux de la ville impériale. Alors que des chantiers s’ouvrent un peu partout, ils vont rêver dans les allées du Prater, ou sur les rives du Danube encore préservées.

Robert Simon est un orphelin trentenaire qui vit de petits boulots. Avec le peu d’économies qu’il possède, il décide de reprendre la gérance d’un café décati, propriété d’un vieux voisin. Encouragé par les commerçants du marché, il va le retaper et en faire un lieu sobre et accueillant. Malgré quelques cafouillages et passages à vide, l’estaminet, qui restera à jamais sans nom, attire une clientèle fidèle. Le cafetier peut ainsi embaucher une serveuse, Mila, ex-ouvrière d’une usine de confection au chômage. Le roman ne fait rien d’autre que nous raconter la vie de ce café, la chronique des jours d’un quartier viennois en suspens.

Dialogues mélancoliques
Il n’y a pas de personnages secondaires dans Le Café sans nom. Proches du héros et habitués sont magnifiquement incarnés, brossés en quelques traits saisissants, à travers le regard bienveillant de Robert : Mila, la battante ; la veuve, sa vieille logeuse ; le boucher et sa femme dépressive ; la crémière jalouse et son amant peintre ; les deux dames ; les joueurs de carte ; René, le catcheur, amoureux de la serveuse ; le vieux Georg… leur histoire et leurs états d’âme sont esquissés en quelques traits saisissants, au gré d’anecdotes drolatiques et de dialogues mélancoliques. La plume de l’Autrichien déploie des trésors de nostalgie. Sans une once d’amertume.

Suivant les pas presque funambules de notre tendre héros, le lecteur s’embarque pour une promenade onirique dans Vienne, rythmé par les événements qui marquent ces années de métamorphose : la Grande Roue qui reprend du service, un pont qui s’effondre, un incendie qui dévaste le marché… enfin, le café qui ferme. Chaque page est un instant de vie saisi au vol, un concentré d’humanité. À la manière de Tchekhov, Robert Seethaler s’empare des destins des petites gens et les rend magnifiques. On entendra longtemps les verres du « Café sans nom » tinter dans nos têtes.