L’ORIENT LITTÉRAIRE, Josyane Savigneau, jeudi 5 novembre 2020


Un monde, des mondes

« Sous le ciel des hommes, très beau roman polyphonique de Diane Meur, est son huitième et le sixième chez Sabine Wespieser, éditrice qui la soutient fidèlement. Diane Meur est aussi une excellente traductrice de l’allemand, notamment de Stefan Zweig et de Paul Nizon.

Comme toujours, elle sait manier érudition – jamais pesante – et humour. Bien qu’elle mette en scène une vingtaine de personnages, le lecteur ne se perd jamais, tant Diane Meur fait preuve d’une grande maîtrise de son récit. Sous le ciel des hommes est le portrait cruel et ironique d’un monde où l’on est dur avec les faibles et complaisant envers les puissants, d’une société de rejet de l’étranger, et finalement de tout « autre », différent, hors de la norme.

On est dans un pays fictif, le grand-duché d’Éponne, avec sa « capitale européenne aux allures de village ». On songe parfois à la Suisse, en raison du grand nombre de sièges de banques qui y sont installés. Mais il n’est pas utile de chercher une « clé » du livre dans une quelconque localisation, ce sont les personnes vivant là qui intéressent Diane Meur. Certes, elle a toujours dit qu’elle avait besoin d’ancrer ses récits dans un lieu. Toutefois, ce qu’elle décrit dans Sous le ciel des hommes étant commun à de nombreux pays occidentaux – en particulier l’attitude face aux migrants et réfugiés –, cette cité imaginaire était le choix le plus pertinent.

On a donc là un journaliste et écrivain connu, Jean-Marc, auquel son éditeur, Georges, a commandé un récit sur sa cohabitation avec un réfugié. L’homme a été soigneusement choisi. Il s’appelle Hossein. Il est charmant : « C’était la même chose partout : avec son sourire lumineux, sa bonne humeur, son empressement à rendre service, Hossein avait un talent naturel pour se faire apprécier. Et c’était un “bon client”, comme on disait dans les milieux du journalisme. Quelqu’un qui ne paie pas forcément de mine, n’a pas forcément grand-chose à raconter si l’on écoute bien, mais qui casse la baraque dès qu’il passe à l’antenne, allez savoir pourquoi. » Un candidat idéal, donc, pour le livre que doit écrire Jean-Marc. Mais rien ne se passe comme prévu. Ce qui s’annonçait comme une commande éditoriale facile à réaliser, se transforme pour Jean-Marc en grave crise existentielle, dont on suit les douloureuses étapes.

Il y a aussi, sans rapport direct avec l’histoire de Jean-Marc et Hossein, un groupe de six personnes, qui se réunissent dans un café. À tour de rôle, chacun doit écrire un chapitre d’un pamphlet politique, Remonter le courant, critique de la raison capitaliste, dont on lit de larges extraits, pas toujours convaincants, et souvent prêtant à rire. Petit exemple : « Ce que nous proposons dans cet essai, c’est une reconquête de notre esprit critique, par delà nos impressions et nos peurs. De même qu’en traversant à gué un torrent de montagne, nous dépassons la sensation de froid, d’instabilité, d’exposition à une force supérieure, pour constater notre capacité innée à nous y opposer, de même un calme examen du système capitaliste ne peut qu’en révéler la vacuité. »

Évidemment le lecteur, lui, se dit que si l’esprit critique avait été reconquis, on arrêterait sur le champ l’écriture de ce prétendu pamphlet politique. L’ironie de Diane Meur fait de Sous le ciel des hommes un grand roman de critique sociale. Ce qui ne doit pas conduire à penser que ce livre n’est pas romanesque, comme on le fait trop souvent dès qu’un roman est intelligent, et donne à réfléchir.

Sous le ciel des hommes est un monde. On suit avec passion tous les personnages, avec leurs emballements, leurs contradictions, les amours empêchées de l’un, la panne d’écriture de l’autre. Et pour les migrants sans papiers, les petits boulots, l’attente de la régularisation et le sentiment d’exil que lesdits papiers ne feront pas disparaître. On est emporté dans le récit, fasciné par la précision de Diane Meur, son sens du détail, son observation minutieuse des lieux et des personnes, sa perpétuelle recherche du mot juste, peut-être dictée par sa pratique de la traduction. »

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