MARIANNE, Ella Micheletti, mercredi 15 février 2023


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Avec Les Ravissements, où elle décortique le mécanisme du traumatisme collectif dans une bourgade irlandaise, Jan Carson confirme sa maîtrise du réalisme magique, couplée à une grande finesse psychologique.

Juin 1993 à Ballylack, une tranquille bourgade imaginaire. Ses villageois observent le conflit nord-irlandais – « les Troubles » – non avec indifférence mais avec l’espoir de vivre dans une relative bulle protectrice. Alors quand des enfants du village se mettent à mourir soudainement, l’apparente sérénité de la communauté vole en éclats. Paru chez Sabine Wespieser, Les ravissements, sixième roman de l’Irlandaise Jan Carson (et le second traduit en français après Les Lanceurs de feu), peut être résumé en quelques lignes. Mais il ne s’agit que de la première strate d’un mille-feuille soigné qui s’effeuille au fur et à mesure qu’on avance dans cette surprenante lecture.

D’abord, le lieu n’est pas si imaginaire que ça, puisque l’auteure s’est inspirée de sa propre ville natale, Ballymena. Ensuite, Jan Carson a, on le devine, beaucoup donné de sa personne, et puisé dans le terreau de sa mémoire, pour brosser le portrait d’une famille de protestants fondamentalistes, à laquelle elle a même appartenu. L’héroïne, Hannah Adger, une fillette de 11 ans (avec la maturité d’une adolescente) se sent exclue. Son quotidien, rythmé par les sorties à l’église et les semonces régulières de ses parents, est minutieusement balisé : pas de cinéma, pas de fêtes d’anniversaire de camarades, pas de dessins animés, pas de sortie de fin d’année, pas le droit de se friser les cheveux, pas le droit d’étudier les dinosaures. « La Bible dit qu’on ne doit pas avoir de liens avec le monde », résume-t-elle, sans trop y croire.

FANTÔMES CYNIQUES

Sa vie s’écoule sans péripéties jusqu’à ce qu’un mystérieux mal se mette à toucher tous les enfants de sa classe. Ils sont onze et tombent un à un, comme des mouches, dans des douleurs indescriptibles, la peau boursouflée, sans que l’on sache pourquoi. C’est alors que l’improbable se produit : Hannah se met à voir leurs fantômes. Elle est la seule. Et elle doit porter ce lourd fardeau d’être un exutoire à leurs regrets, à leurs peurs, à leur cynisme de défunts qui ont perdu le goût de « l’enchantement simple », essence de la vie, comme l’affirmait Christian Bobin. Profondément sensible et altruiste, l’héroïne ne leur tient d’ailleurs pas rigueur de la rudesse avec laquelle ils la traitaient de leur vivant : « J’aimerais penser qu’ils sont heureux, quel que soit l’endroit où ils ont abouti. »

À son art de conteuse, Jan Carson ajoute une grande clairvoyance psychologique, qui lui permet de décrire à l’os les mécanismes du traumatisme individuel et collectif. Autrefois convaincus d’assurer la sécurité et l’avenir de leur progéniture, les parents laissent échapper comme des torrents ces émotions qui les étranglent à chaque fois qu’un nouvel enfant rend l’âme. C’est le cas de Madame Leung, peu prompte habituellement à laisser transparaître ses sentiments. Après la mort de sa fille Amy, « elle se tait. Puis elle pleure. Furieusement. Bruyamment. Pendant près d’une heure », tandis que la mère d’Hannah tente de la réconforter. Au contraire, pour d’autres comme Rob Anderson qui a perdu son fils Lief, « le chagrin est si lourd qu’il ne parvient pas à s’en extraire ». Seule la boisson lui permet d’anesthésier temporairement sa souffrance.

HUIS CLOS

Dans cette atmosphère de huis clos, où la solidarité flirte avec la méfiance des uns et des autres, le prodige de Jan Carson est de nous rappeler à quel point l’Homme a du mal à accepter la part d’inexpliqué et surtout d’incontrôlable, face à un environnement qu’il croit maîtriser depuis des siècles. Le mal qui ravage les enfants est-il un virus, un empoisonnement ? Nul ne le sait. Les prières de la famille d’Hannah ne sont d’aucune utilité. Les questions tourbillonnent dans les esprits de chaque habitant et les réponses se font attendre, même après l’arrivée de Seán Donnelly, « un gestionnaire de crise » qui a « travaillé pour le monde entier, depuis les Gardaí de la police nationale jusqu’aux Nations-unies ».

Jusqu’au bout, Jan Carson tient ses lecteurs en haleine, les poussant à avancer sur un chemin caillouteux et brumeux. Tout comme les personnages du roman, ils finissent par s’en remettre en dernier ressort à la possibilité d’un miracle, à l’espoir qu’à la longue « tout ira mieux ». Comme si le fait de s’être incliné une fois, deux fois, trois fois face à la mort constituait une monnaie d’échange pour obtenir un sursis sur terre.

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