POLKA MAGAZINE, Joëlle Ody, Le Monde de la photo, août 2014


« Odyssée intime », propos recueillis par Joëlle Ody

« Son œuvre fait l’objet d’une exposition magistrale à la Maison européenne de la photo, jusqu’à la rentrée. Entretien avec une femme étonnante, avide de rencontres et de destinations singulières, mais qui ne laisse rien au hasard.

Rétrospectives, portfolio… vous avez dû piocher dans vos archives. De l’Afrique à la Sibérie, de l’Asie à l’Amérique du Sud, en passant par la photo de mode. Des préférences ?
Je préfère toujours le prochain sujet. Je n’aime pas revenir en arrière. Ce qui est fait est terminé, je m’en suis débarrassée, je passe à autre chose, je trouve le financement et je suis mon idée jusqu’au bout. Là, je vais aller en Corée du Sud […].

Comment réussir ce type de travail ?
Je prépare énormément mes voyages, avec des journalistes, des photographes, des chercheurs, ici ou sur place […].

Ainsi, des portes s’ouvrent. Bon, mais après ?
C’est à moi de me débrouiller. Il y a des endroits où on ne parle pas anglais. Donc j’ai une traductrice ou un traducteur, j’explique bien ce que je veux faire. Je parle beaucoup avec les personnes que je rencontre avant de commencer les photos. La présence du traducteur me permet de prendre mon temps, de regarder ce qui se passe dans la maison, de bien observer les gens. Après, j’y vais.

Des influences ?
Le cinéma a toujours été une passion. J’habitais dans le Quartier latin, il y avait le Champollion, la Cinémathèque rue d’Ulm… Je passais mon temps au cinéma. […] Mon futur mari faisait beaucoup de photos, je me suis mise à la photo. Mais j’avais du mal à entrer dans un bistrot avec un boitier sur la poitrine comme le faisait Doisneau, ce n’était pas mon truc.

Racontez-nous vos débuts…
J’ai travaillé pour un journal génial qui s’appelait 100 idées […]. Et aussi à La Maison de Marie-Claire. Je n’ai jamais eu une commande. C’est toujours moi qui amenais les idées, qui prenais les risques. […] À partir de 1983, il y a eu Libération, une période magnifique, très importante pour moi.

Vous faîtes de la couleur aujourd’hui, plutôt que du noir et blanc ? Avec quel type de boîtier ?
Je n’ai pas cessé de travailler en noir et blanc, il y a des pays où je ne fais que ça ou presque. […] C’est très net : les pays qui ont vécu une histoire très dure présentent des couleurs sourdes, des imprimés éteints, dus à l’enfermement pendant des années. En Russie, j’ai fait un voyage d’essai. En noir et blanc, même très beau, c’était assez vite sinistre, un côté que je ne voulais pas développer. J’ai choisi la couleur. […]

Vous êtes photographe, cinéaste – Kommunalka en 2008 –, journaliste, écrivain – votre dernier livre Au doigt et à l’œil est un autoportrait saisissant. Que conseillez-vous aux jeunes reporters ?
De partir, s’ils le peuvent, avec un journaliste, ce qui enrichit l’un et l’autre. En tout cas, surtout dans les situations précaires, les situations de guerre, ne pas partir sans rien, car dans ce cas on n’a pas de réseau qui épaule, personne ne peut vous dire ce qui se passe, vous avertir des risques. Le nez dessus, on ne les voit pas… Je comprends qu’on ait envie d’être reporter de guerre, mais on ne part pas comme ça. […] Et puis ce n’est pas tout de photographier la guerre, pof, pof, et éventuellement de se faire flinguer. Il faut avoir un angle, un vrai sujet […]. Enfin, pour tous les reportages, tous les sujets, il faut savoir faire un peu de vidéo et écrire […]. Il ne suffit pas de suivre le même chemin que les autres, ceux d’avant. Pour le futur, pour Internet, on doit se décaler. »