RTBF, Musiq3, Sophie Creuz, vendredi 3 février 2022


Écouter la chronique de Sophie Creuz

Sophie Creuz nous propose d’embarquer à bord de l’Amerika, et de plonger dans le récit du retour de Gustav Mahler en Europe, avec le roman Le Dernier Mouvement de Robert Seethaler qui paraît aux éditions Sabine Wespieser.

Il y a quelques semaines, Sophie Creuz nous parlait d’un livre sur Camille Saint-Saëns paru aux mêmes éditions Sabine Wespieser sous la plume de Vincent Borel, livre qui suivait Saint-Saëns sur un bateau en partance. Cette fois, il s’agit encore d’un voyage d’un compositeur à bord d’un bateau.

L’ultime voyage de Gustav Mahler

Nous sommes sur l’Amerika, le paquebot qui ramène Mahler en Europe. Il vient de donner ses derniers concerts à New York, malade et irrité par les mondanités « qui lui tapent sur les nerfs », épuisé d’avoir dû mener à l’excellence un orchestre de tâcherons. Il se sait mourant et est résolu à n’avoir plus le temps de mettre en musique la frénésie, les bruits de la ville qu’il a perçus.

Assis sur le pont supérieur, dans les lueurs de l’aube qui déchire un ciel trop gris et trop plat à son goût, il contemple la mer, sa masse noire, et songe à la vie invisible qui grouille dessous. A ses côtés, un jeune steward diligent, chargé de veiller sur lui tandis qu’aux étages inférieurs, sa femme Alma et leur fille, gourmandes et pleines de vie, dévorent le petit-déjeuner. Alors que lui s’étiole et se meurt.

Voilà pour le décor, un lieu unique, ce bateau de l’ultime voyage durant lequel toute sa vie de compositeur incompris, de chef d’orchestre célèbre, et de petit gringalet marié à la plus belle femme de Vienne, se chevauchent par bribes, par vagues mais relié d’un seul tenant dans sa mémoire qui défile dans ce dernier mouvement.

Pour écrire ce roman, l’auteur s’inspire de la musique de Mahler… Il se met à l’écoute des contrastes de cet homme chétif, qui a travaillé comme un forçat, dirigé un nombre insensé de concerts de par le monde, alors que la seule chose qu’il aurait aimée, c’est composer dans sa cabane de jardin, avec vue sur les alpages.

Robert Seethaler est un magnifique auteur autrichien, discret, qui en trois livres, tous publiés chez Sabine Wespieser, nous a plutôt habitués à entendre la ligne de basse, à peine audible, de vies anonymes. Dans Une vie entière par exemple, il nous parlait de la solitude d’un homme tout au bas de l’échelle sociale, un être sans lien, sans désir ni regret, qu’on n’entendait pas, et qui n’avait besoin que d’une fenêtre pour regarder plus haut que sa propre existence.

Avec Mahler, c’est évidemment tout le contraire, c’est un homme traversé par un trop-plein d’émotions, de désirs, d’impatiences, d’exigences et de paradoxes. Et c’est que ce roman orchestre avec une remarquable économie. Comme si Mahler, au moment de disparaître à 50 ans seulement, était traversé par ses symphonies et y puisait les images, les joies de la campagne, les airs populaires, la mélancolie romantique, les grandes aspirations nietzschéennes et leurs chaos, l’ironie et au final, la sagesse d’accepter que la vie continue sans lui. Que la belle Alma, plus charnelle qu’il ne l’était, s’en aille au bras d’un autre.

Tout dans ces pages, comme chez Mahler à l’évidence, est musique. Le souffle de la nuit, les trilles sifflés dans un arbre, « trois sons bien distincts, qui jurent avec l’aspect gracieux et pimpant de l’oiseau » est-il écrit. Des sons « carrément méchants, sarcastique, éraillés, décousus mais tout à fait justes », écrit Robert Seethaler, qui imagine que le compositeur retranscrira dans une partition déroutante pour réveiller et offusquer le public viennois assoupi au parterre.

Même ceux qui ne sont pas très sensibles à Mahler trouveront dans cette centaine de pages, toute la sève créatrice d’un homme pris dans les tourments, les malentendus, les déchirures, les exaltations, les ratures d’une existence inapte à mener une vie qui s’épargne.