TÉLÉRAMA, Marine Landrot, mercredi 15 septembre 2021


Dans un Belfast en flammes, le destin de deux hommes confrontés à la paternité. Un livre brûlant servi par une écriture d’une subjuguante liberté.

« Quel plaisir d’éditrice a dû ressentir Sabine Wespieser à la lecture de ce livre singulier surgi d’Irlande du Nord ! Mais quel enchantement, plus rare encore, mêlé de stupéfaction, a dû l’envahir en découvrant que son autrice était passée si longtemps sous les radars de la traduction française… Qu’une plume aussi inventive et brillante ait pu échapper à tous les défricheurs de talents littéraires étrangers, alors que Jan Carson publie depuis dix ans dans son pays, reste un mystère. Pourquoi certains demeurent dans l’invisibilité, pendant que d’autres balaient le monde d’un gyrophare puissant ? Voilà justement l’un des thèmes des Lanceurs de feu, dont le titre évoque autant l’inextinguible lumière émanant de chaque être humain que le décor où Jan Carson propulse ses personnages et les regarde s’embraser. Belfast est en flammes, des foyers aléatoires et criminels éblouissent la ville de toutes parts, comme pour dire à l’été d’arrêter de fanfaronner avec ses esquimaux au chocolat industriel et ses coups de soleil en triangle dans les cols de chemise. Ces “Grands Feux”, que Jan Carson orne de majuscules, hésitent entre la joie et la haine, entre la fête et la guerre, ce sont des brasiers à bout de souffle, menacés par la pluie, qui éclairent le roman de leurs lueurs changeantes, tour à tour flamboyantes ou vacillantes.

Au milieu de ces incendies, deux hommes mènent des vies parallèles. L’un a grandi éteint, barricadé dans la vacuité millimétrée de son existence, l’autre a toujours bouilli comme en ­enfer, sans cesse à fomenter des exactions recuites. Le premier est médecin, transparent comme du sérum physiologique, et s’est fait une raison de n’avoir jamais reçu d’attention de quiconque, pas même de ses parents : “Il n’était pas inhabituel chez eux de payer une baby-sitter pour enregistrer les concerts de mon école sur un caméscope. Ensuite ils ne regardaient pas ces vidéos, mais les conservaient sur une étagère de leur bureau au cas où ils devraient un jour fournir les preuves de leur intérêt.” Le second a la violence chevillée au corps, de père en fils, et lutte en vain pour que l’hérédité change de teneur : “Il y a des nuits où il reste éveillé à côté de sa femme, une main pressée contre sa cage thoracique, et il sent les coups ­fébriles des efforts que fait la colère pour remonter vers la sortie. Il ne la laisse ­jamais gagner.

Ils vont se croiser, mais leur rencontre ne fera pas d’étincelles. Ce qui les unit est ailleurs, dans une zone mystérieuse, insaisissable, balisée par tant de clichés, tant d’injonctions, tant de réticences : l’amour paternel. Avec une subtilité inouïe, Jan Carson s’infiltre dans leurs sentiments ambivalents pour leurs enfants respectifs. Comme par enchantement — des flammes de féerie crèvent régulièrement le livre, lui donnant une étran­geté sidérante —, le médecin devient père d’un bébé qu’il élève seul, tandis que l’autre est confronté à l’impénétrabilité de son adolescent. Brinquebalés entre l’utopie et le fatalisme, entre la folie et le conformisme, ces personnages apparaissent et disparaissent au gré d’un récit d’une renversante liberté d’écriture, qui fait de Jan Carson une véritable révélation. »