UNTITLED MAGAZINE, Mathilde Ciulla, mercredi 21 septembre 2022


Dans un premier roman percutant qui s’attaque au sujet sensible des violences familiales, sans aucun sentimentalisme mais également sans espoir, Sarah Jollien-Fardel expose l’enfance de sa narratrice dans une famille où tout tourne autour de la violence du père.

Jeanne grandit dans le Valais, en Suisse. Son univers est composé de sa mère, de sa sœur aînée et de son père, routier, qui fait régner la terreur à la maison : les cris retentissent et les coups pleuvent sans raison apparente. « C’était d’une banalité désolante. Un scénario usé jusqu’à la corde, où chacun jouait le rôle qui lui était prédestiné. Personne n’avait le recul du spectateur. Nous étions tous les quatre embarqués dans la même valse, où chacun posait les pieds au bon endroit. Nous n’avions ni la conscience, ni l’importance de risquer un autre pas.«

Grâce à la voix de sa narratrice – enfant, adolescente puis adulte -, l’autrice nous plonge dans un quotidien malheureusement encore très fréquent.

Une existence de violences

Enfant, Jeanne avait appris à déceler les moments de bascule, où son père se mettrait à hurler et à lancer des objets sur la mère et ses deux filles, elle savait faire profil bas quand il laissait libre cours à sa colère. Jusqu’au jour où la petite fille qui dessine tente une réplique de révolte qui lui vaut une déferlante de coups. Alors qu’elle est alitée, Jeanne s’en ouvre au médecin venu l’ausculter ce soir-là : un adulte, homme de confiance, médecin du village, qui ignorera les propos de la petite fille et abandonnera donc les trois femmes dans les griffes de leur bourreau. Lâcheté initiale qui marquera à vie Jeanne : on ne peut donc compter sur personne pour mettre fin à ce cauchemar ?

Elle décide donc de fuir à Lausanne pour continuer ses études d’institutrice. Cet exil loin de sa famille est pour Jeanne la seule solution d’une survie, d’émotions autres que la peur et la haine qui l’habitent depuis toujours – les seules qu’elle soit capable de ressentir. Sortie de son enfer familial, Jeanne essaye de grandir aux côtés d’autres jeunes filles mais les violences ont envahi chaque parcelle de son être. « Je cachais aux autres ces douleurs, je les enfonçais dans mes entrailles, qu’elles rongeaient petit à petit. L’air de rien, ces discussions me dépouillaient de mon armure, mais n’adoucissaient ni ma rage ni ma honte.«

Colère et culpabilité viennent s’ajouter au panel d’émotions accessibles à Jeanne, qui malgré elle, s’en compose une colonne vertébrale pour tenter de se construire une identité impossible.

Se (re)construire et (sur)vivre

Jeanne, désormais adulte et loin du Valais, se construit à travers son métier et de nouvelles relations. Elle tente d’ouvrir son corps, et c’est plongée dans le Lac Léman qu’elle découvre des sensations physiques jusque-là inconnues d’elle. Elle s’ouvre ensuite aux désirs sexuels, aux siens et à celui des femmes. Mais ce qu’elle bâtit est empreint de violence, elle se construit en négatif – le désir des hommes lui est interdit, énième fuite du monstre originel qu’est son père -, tentant de détricoter ce que la violence et les coups ont créé pendant toutes ces années : que reste-t-il à Jeanne ?

« Je ne me suis jamais habituée à la violence. Pire, ne plus la subir me plonge dans un désespoir caverneux. C’est comme de l’huile bouillante déversée sur mes blessures jamais cicatrisées. Durant des jours, je suis mutique, hébétée, le moral ravagé. En une scène, les plaies de mon enfance se sont rouvertes. C’était hier mon enfance, hier ma sœur. C’est tomber dans un trou, glisser sans réussir à s’accrocher, c’est avoir le cœur qui déborde du pull, sursauter au moindre son. »

Sarah Jollien-Fardel, d’une plume glaçante, exprime la difficulté à se départir de la peur et des instincts qui ont présidé au quotidien des enfants battus. Mettre de la distance entre le bourreau et la victime ne semble pas ici suffire et le suicide de sa sœur ainsi que les visites qu’elle rend à ses parents font replonger Jeanne dans des abysses de douleur. Bien que le mot ne soit jamais prononcé, ce sont bien des féminicides qui hantent la narratrice : le suicide de sa sœur, violée toute son enfance – c’est elle « sa préférée » -, la mort de sa mère que Jeanne entrevoit avec certitude si elle reste aux côtés du monstre.

Et pour la femme que Jeanne est devenue, s’ajoutent à ce traumatisme celui du dénuement dans lequel elle a grandi, la honte de la pauvreté et de l’implantation géographique de son enfance. « C’est typique de chez nous et, pourtant, c’est la première fois que je mange une vraie raclette. Trop conviviale pour notre famille isolée et esseulée. Elle est la modestie et le partage. En même temps que je me console, je découvre ce que mes parents auraient dû me donner : une identité. La mienne, je l’ai créée, pleine de haine et de pourriture.«

Autant qu’un premier roman sur les violences familiales, Sa préférée est le récit des silences qui les entourent, des impossibilités de la construction d’une identité et de l’espoir perdu. Comment être autre que ce qui nous a construit ? Comment se détacher de son héritage pour se (re)construire et (sur)vivre ?

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