WWW.LECTUREMONDE.COM, Tawfik Belfadel, jeudi 4 mars 2021


« Parias de Beyrouk : le conflit désert-ville dans une amère Mauritanie

Après Je suis seul (2018), Mbarek Beyrouk publie son roman Parias (Sabine Wespieser éditeur, 2021).

Le père est en prison. Il écrit en s’adressant à sa femme qui est absente. Ses mots racontent tous les détails de sa vie. Enfant-orphelin, il naît et passe une partie de son enfance au campement parmi les bédouins. Son frère l’emmène en ville pour aller à l’école.

Le temps passe, la ville le métamorphose et le pousse à rompre avec le désert et son passé. Il devient militant engagé contre le gouvernement, tombe éperdument amoureux d’une femme qui déteste les bédouins et à qui il ment pour protéger cet amour. « J’avais rompu malgré moi avec tout ce qui était mon passé » (p. 128).

Cet amour bouleverse sa vie : il quitte l’université et vend tout son héritage… Alors qu’il est employé dans une mine loin de chez lui, il voit de temps en temps sa femme et ses deux enfants. Un jour, rentrant du travail, une tragédie a lieu dans sa maison.  Il devient prisonnier : ses enfants grandissent sans maman et loin de son regard.

En prison, il écrit en racontant toutes les vérités à sa femme. « C’est une main tremblante et des yeux révulsés qui t’écrivent, mais rien ne pourra m’empêcher de tendre la main pour caresser ton inaccessible présence » (p. 55).

Pour quelle raison est-il en prison ? Où se trouve sa femme ? Quelle tragédie a eu lieu dans la maison ? Quitter le campement c’est se perdre, être un paria ?

Le roman peint le conflit existentiel de l’Homme suspendu entre son campement natal et sa ville d’adoption, entre son passé de bédouin et son présent de citadin.  Ce conflit intérieur se lègue d’une génération à l’autre : comme son père, le fils reste en ville, adopté par un ami de son papa dans un quartier. Il refuse d’accompagner son oncle au campement. « Je suis resté au PK7, c’était fini, le désert, et le puits, et le maître de Coran, j’étais bien » (p. 145) dit le fils.

Ce conflit chez les êtres est aussi celui de la Mauritanie coincée entre campement et ville (modernité), passé et présent. Le portrait du père illustre ce conflit : il épouse une femme de ville et vend tout son héritage (chameaux), coupant ainsi les ponts avec le désert et le passé. Mais un jour, il devient employé dans une mine d’or qui exploite le désert, ce désert qu’il a fui. Autrement dit, le roman explore une problématique complexe : faut-il ou non rompre avec la tribu, le passé ?

Ce qui appuie encore ce conflit c’est l’ensemble des comparaisons et parallèles que font les narrateurs entre bédouins et citadins. Vivre au campement c’est vivre pour la communauté, exister pour les autres, alors qu’être citadin c’est vivre pour soi-même. « Je trouvais la vie là-bas, dans notre désert, plus fascinante, les gens plus vrais, les relations plus chaudes » (p. 66).

L’amour illustre aussi ce conflit. Le narrateur adulte tombe amoureux d’une femme de la ville ; elle déteste les bédouins et les pauvres. Fou amoureux d’elle, il lui ment chaque instant pour gagner son cœur. Son frère à lui, attaché au désert natal, refuse le mariage ; son frère à elle refuse à son tour cet homme. Il s’agit alors d’un amour interdit. Le jour où l’épouse découvre ses mensonges, elle s’éloigne de lui peu à peu. D’où la tragédie qui a tout ruiné. « Nous étions fous bien sûr, nous riions des interdits, nous nous croyions au-dessus des mesquines contingences, et nous aimions nous aimer partout… » (p. 72).

Le roman fustige la corruption dans le pays où le président n’est vu qu’en photo. Cela est illustré par le portrait du père, ancien militant qui devient syndicaliste dans la mine. La fiction dessine une Mauritanie amère. Il s’agit d’un roman engagé. « J’ai voulu t’expliquer mon engagement, je t’ai parlé de colonisation, de néo colonisation, d’impérialisme » (p. 57).

Le livre brosse aussi la géographie de la Mauritanie en offrant de temps en temps des informations sur le relief, la faune et la flore, des endroits emblématiques…Le lecteur ferait la découverte de ce pays grâce à la fiction. « Je voulais te faire voir un endroit idyllique… le banc d’Arguin, un lieu où la mer, le désert, les oiseaux venant de tous les coins du monde se donnent rendez-vous… » (p. 110). Ce caractère permet à l’auteur de nouer avec son pays natal et de le présenter aux autres ; surtout que les livres en français sur la Mauritanie sont très rares. Beyrouk bâtit donc un pont entre son pays natal et le monde.

Le caractère ethnographique, voire anthropologique, est très présent. Çà et là, les deux narrateurs évoquent des traditions, des légendes, des mots empruntés au dialecte mauritanien. « Tu penchais la tête et chantais le Tebrae, cette poésie des femmes amoureuses que tu aimais tant » (p. 10). Cela permet aussi au romancier de se ressourcer et de présenter le pays aux autres.

La poésie est omniprésente. Beyrouk est un poète de la prose. Des phrases et paragraphes sont des poèmes insérés dans la prose. Dans certains passages, on évoque des poètes et la passion de la poésie.  Ce caractère poétique embellit le roman et lui donne plus de beauté et de profondeur. « Que je me sentais seul à certains moments, je regardais l’humanité vivre à travers les vitres de ma solitude » (p. 128).

Bien qu’ancré en Mauritanie, le roman a un caractère universel. Le mot « Mauritanie » n’est pas cité : le lecteur le devine grâce à certaines régions évoquées. Donc, la fiction peut concerner tout humain en conflit avec lui-même à cause de son passé et son présent, sa terre natale et sa ville d’adoption.

La structure du roman est captivante. La narration avance à deux narrateurs : le père et le fils. Le suspens parcourt tout le roman : le lecteur a hâte de découvrir cette tragédie qui a mené le père en prison. Faire de l’enfant un narrateur c’est faire de la fausse innocence : raconter des choses graves avec le langage innocent des petits comme dans cet exemple. « Bon, c’est toujours président-sur-la-photo qui restera président, bien sûr, mais les gens vont voter quand même » (p. 178).

Pour une lecture approfondie, il est important de lire Le Tambour des larmes du même auteur ; histoire d’une jeune fille qui fuit le campement vers la ville à la recherche de son amoureux, confisquant le tambour qui est symbole sacralisé dans sa tribu. Les deux romans explorent le conflit entre tribu-ville en Mauritanie ; écart qui forge les êtres et le pays à la fois.

L’auteur a inséré des éléments autobiographiques tout en gardant la distance avec la fiction : sa terre natale, la passion pour la poésie…

Sensible et profond, imprégné d’humanisme et de poésie, construit avec une belle structure, Parias peint le conflit des gens entre campement et ville, passé et présent, dans une amère Mauritanie qui se cherche dans ce conflit. C’est aussi un bel hommage à ces parias, à tous les parias, de l’existence.

Point fort du livre : écriture poétique.

Belle citation : « Où donc commence-t-elle, la vie ? Pas avec la naissance. Seulement quand l’inattendu, l’invraisemblable apparaissent, quand vient en chacun de nous la folie qui va l’habiter, la passion qui lui appartiendra en propre, alors lui sera lui, alors il existera vraiment » (p. 10).

L’auteur : né en 1957 à Atar en Mauritanie, Mbarek Beyrouk est un écrivain et journaliste. Il a été récompensé par le Prix Ahmadou Kourouma. »

Parias – de Beyrouk : le conflit désert-ville dans une amère Mauritanie