LE MATRICULE DES ANGES, Emmanuelle Rodrigues, septembre 2021


« De son histoire personnelle, Marie, la narratrice, ignore tout ou à peu près. En répondant aux questions de sa petite fille, Suzanne, elle prend soudain la mesure du tissu matriciel dans lequel désormais, toutes deux s’inscrivent. […] Elle se tourne vers l’une de ses tantes, sage-femme, dépositaire du legs familial. Elle recueille alors de simples souvenirs, quelques photographies. Malgré le peu d’éléments en sa possession, l’enquête s’engage au sujet de ses grand-mère et arrière-grand-mère. Non mariées et qualifiées à leur époque de filles-mères, elles étaient assignées à une relégation sociale. Nommer l’origine de la honte à laquelle elles furent associées, c’est rendre compte de “la force d’une transmission”.
Au fil de ses recherches, la narratrice se met en quête d’informations, consulte les archives des cimetières, et remonte le cours du temps. À Reims, précisément à l’Hôtel-Dieu de la ville, les sœurs augustines, brodeuses et accoucheuses, se sont longtemps consacrées au sein de leur communauté religieuse à recueillir les enfants illégitimes. Découvrant à son tour les ouvrages brodés de leurs mains, des courtepointes superbement ornées, Marie comprend leur double vocation de sages-femmes et de tisseuses. Son enquête prend alors une signification d’autant plus symbolique que sa généalogie maternelle se compose d’ouvrières tisserandes. Tisser, écrire, donner la vie, c’est à la manière de la figure mythique de Pénélope, faire en défaisant, démêler du peu qu’il en reste, les contours de destins auxquels la mémoire redonnera vie.
Bien plus, la narratrice enquêtrice recrée à son tour une toile dont le motif s’il contribue à son roman familial, s’insère dans la continuité de l’histoire des femmes. En se référant aux travaux d’historiennes et de sociologues, telles Nicole Pelegrin, Nadine Lefaucheur, ou Michelle Perrot, la romancière révèle le cadre social propre au travail du textile, et le contexte historique dans lequel sa lignée maternelle prend place. Si elle donne à voir le rejet de ces ouvrières et filles-mères, c’est qu’il concerne justement leur sexualité, rendue hors mariage, “crue, visible, réelle en somme, pas abritée, pas surveillée, pas régulée”. L’oxymore que le titre, Sages Femmes, souligne, met en lumière cette paradoxale assignation : c’est en raison même de leur rôle crucial au cœur des générations qu’assujetties socialement les femmes en viennent à contourner ce qui les aliène […].
La romancière en vient à entrecroiser l’enquête et l’élucidation de celle-ci. À la lumière d’une parole vivifiante, tout un monde ressurgit cette fois au cœur du récit. »