WWW.MEDIAPART.FR, Dominique Conil, samedi 12 novembre 2016


« Edna O’Brien, par-delà le bien et le mâle »

« Lorsque, avec ensemble, la presse anglo-saxonne a salué la parution des Petites Chaises rouges comme une œuvre majeure (avec appel du pied pour le Nobel), Edna O’Brien, irlandaise, 84 ans, pas mal de prix littéraires à son actif, a sobrement commenté : l’était temps. De la lire, surtout, si ce n’est déjà fait.

Les Petites Chaises rouges débute comme un de ces récits dans lesquels on se carre avec délice, tombée de nuit à Clooinoila, Irlande, arrivée d’un étranger, aboiements fous de chiens. Au pub, où sert Dara, cheveux-enduits-de-gel, où déboulent les filles au verbe cru, l’étranger fait de l’effet. Ne pas se fier à ce classicisme apparent, le propos d’Edna O’Brien ne l’est pas, tout comme son enracinement revendiqué en Irlande n’est pas repli, mais ouverture sur le monde. D’entrée, le lecteur est averti. L’exergue évoque les 11 541 chaises rouges qui, en avril 2012, figurèrent, dans les rues de Sarajevo, les morts du siège. Les petites chaises représentaient les enfants : 643. Le lecteur a aussi pu lire une citation de Roberto Bolaño : Un individu ne fait pas le poids face à l’Histoire.

Edna O’Brien est une affranchie et, octogénaire ou pas, elle continue de l’être. Politiquement, intimement comme toujours. […]

Les Petites Chaises rouges est un roman à double révolution qui mêle et télescope l’intime d’une brève histoire d’amour et l’Histoire tout court, à savoir la vie clandestine de Vlad DraganLe nom a été changé pour la bonne forme, il s’agit de Radovan Karadzic, premier président de la République serbe de Bosnie, dit « le Boucher des Balkans » (nous parlons ici, entre autres, du massacre de Srebrenica), recherché pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Condamné depuis à quarante ans d’emprisonnement par le Tribunal international de La Haye.

Fidelma, marchande de nouveautés en cale sèche depuis qu’une nouvelle autoroute permet au villageois d’acheter en ville, et qui est aussi une beauté, ne sait rien de tout cela. Elle voit ce que chacun voit à Clooinoila. Vlad, ce médecin tout ce qu’il y a d’alternatif, aux airs de pope, le catogan sur la nuque, fait, dit-on, des miracles. Même la nonne Bonaventure le clame. Fidelma à son tour ira le consulter, pour les nerfs, et le diagnostic sera limpide. Au risque d’être brutal, Mrs McBride, il me semble… que ce que vous désirez, c’est un amant. Exact, fit-elle surprise de sa hardiesse, l’imputant à cette soirée chaotique.

Mariée à un homme bien plus âgé, Jack, qu’elle aime beaucoup, c’est-à-dire qu’elle n’aime pas, en mal d’enfant, elle va vivre une passion qui la dépassera, genoux tremblants de désir pour cet homme […]. Elle n’aura même pas le temps de s’interroger lorsque la télévision montrera l’arrestation et l’ »autre » visage de VladLa sanction vient, et ce n’est pas paradoxal, de ceux-là même qui furent les amis de Vlad. Elle est terrible et immédiate.

Ce pourrait être la fin du livre, c’en est presque le début. Fidelma est à la fois femme doublement coupable, victime à son tour. Anéantie socialement. Avec une obstination quasi muette, grandiose, presque sans paroles, devenue ombre parmi les ombres londoniennes, elle cherche. Des réponses, sans doute, à se reconstruire, c’est sûr. Même si cela veut dire ménage nocturne dans les tours de la City, hébergements compliqués ; c’est presque naturellement qu’elle va rencontrer réfugiés et émigrés en tous genres, dont des Bosniaques, une question de géographie urbaine et sociale. C’est l’autre visage de Londres, emmené par l’écriture à la fois violente et légère d’Edna O’Brien, lyrisme tenu court, un portrait de l’autre Angleterre, qui sut recevoir dignement des réfugiés de partout.

Fidelma nettoie les bureaux, mais les places sont chères, Fidelma nourrit les lévriers de course mis au rencard, et Fidelma ira à La Haye, se confronter à son ex-amant. Et peut-être n’y a-t-il pas grand-chose à voir, les bourreaux sont ordinaires. Edna O’Brien, qui pour écrire ce livre est allée suivre des audiences, a vu pas mal de choses, elle.

D’où vient la charge émotionnelle d’un roman qui joue la sobriété absolue, y compris dans les descriptions des exactions commises – un détail cruel dit l’ensemble –, et ne concède rien aux conventions sentimentales ? Peut-être de ce qu’il est irrigué souterrainement, comme toute l’œuvre d’Edna O’Brien, par l’enfance. Sa matière première, a-t-elle dit, et on peut penser que le criminel de guerre serbe, qui jamais ne mit un pied en Irlande, est peut-être le successeur romanesque de criminels collaborateurs condamnés à la Libération qui trouvèrent refuge en Irlande, ou que Mistletoe, l’enfant cloîtrée par son père sans papiers avec laquelle se lie Fidelma, n’est pas si éloignée de la gamine enfermée au couvent qu’elle fut. Ou plus simple, comme le dit Philip Roth : qu’elle est la plus douée des auteurs anglais vivants. »