24 HEURES, Caroline Rieder, samedi 27 août 2022


Rentrée littéraire
Les héroïnes magnifiques des autrices et auteurs romands

 

Sarah Jollien-Fardel écrit depuis longtemps. Mais tout ce que cette journaliste n’a pas jugé abouti au niveau littéraire, elle l’a brûlé. Il est heureux que Sa préférée n’ait pas connu le même sort, tant le roman qui sort chez l’éditrice française Sabine Wespieser est une claque.
Avant même sa parution, il a déjà fait parler de lui en France et en Suisse, sélectionné pour le Prix Fnac, le Prix envoyé par la Poste, puis par le Prix des lecteurs de la ville de Lausanne, avec une traduction en allemand et une parution en Livre de poche déjà prévues. Au téléphone, son auteure évoque, heureuse mais encore un peu surprise de cet écho, un agenda qui s’est subitement tendu.

En tension, le livre l’est dès la première phrase : « Tout à coup, il a un fusil dans les mains. La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. » Le premier chapitre se présente à l’avenant avec en germes, toute l’histoire de Jeanne, cadette d’une famille tyrannisée par un père alcoolique et violent, sans que personne dans ce village des montagnes valaisiennes, ne lève le petit doigt. Pas même ce médecin que l’enfant admirait. Pourtant, il savait, comme les autres.

Comment grandir après cela ? Après une enfance intégralement passée à l’affût des signes avant-coureurs de la fureur prête à se déchaîner. Comment avancer avec le fardeau de la lâcheté, celle des autres mais aussi la sienne, lorsqu’elle se sauve, d’abord à l’internat à Sion, puis à Lausanne.

Elle-même originaire d’une localité montagnarde du Valais, et longtemps installée dans la capitale vaudoise comme son personnage, Sarah Jollien-Fardel précise avant même que la question n’arrive : « Ce père n’a rien à voir avec le mien. Par contre, je travaille comme bénévole dans un foyer pour femmes battues, et j’avais envie de parler de cette réalité. Malgré MeToo, malgré la libération de la parole, la violence est toujours là. Et cela arrive aussi à des femmes indépendantes financièrement, intelligentes, instruites. »

Le récit avance au fil des tentatives de l’héroïne pour s’affranchir de ses souvenirs, qui reviennent en flash-back. Les drames, suicide de la sœur aînée, mort de la mère, s’opposent à l’oubli. Il y aurait tous les ingrédients pour faire pleurer dans les chaumières, et pourtant, Sa préférée évite la mièvrerie. La narratrice ne se pose jamais en victime, elle accuse : « Il a confisqué toutes mes allégresses, masqué toutes mes jouissances. » Contre les coups, elle choisit les livres, les études, les rencontres qui la réparent, un peu. Car chez Sarah Jollien-Fardel, rien n’est ni noir ni blanc. Tenter de « se civiliser » avec Charlotte, approcher l’empathie avec Marine, s’autoriser à aimer avec un homme, enfin. Mais cela suffira-t-il à refaire les fondations sapées dès l’entrée dans la vie ?

« Dans cette histoire, beaucoup de choses se sont passées malgré moi. Jeanne m’a beaucoup énervée par moments car en plus de dénoncer la violence, ça me tenait à cœur d’écrire sur ces gens qui en apparence, ont toutes les cartes en main pour réussir, mais n’y arrivent pas. Autant cela m’agaçait quand j’avais 30 ans, autant cela me touche à 50 ans. » 

Sa préférée embrasse dans une écriture leste et âpre une foule de thèmes, pour mettre à l’épreuve cette notion donc l’auteure a un « peu ras-le-bol », mais à laquelle elle ne trouve pas d’équivalent : la résilience.  Un cheminement qu’elle installe entre deux pôles géographiques. Il y a le lieu de naissance que Jeanne renie, puis réhabilite face au regard condescendant de la très snob Charlotte, avec une ode à un Valais loin des clichés : « Je rêve d’écrire sur mon canton depuis que j’ai 12 ans. »  De l’autre, le Léman et son eau du renouveau. Sur le trajet, les mots se bousculent pour prendre le pouls d’un cœur qui, dès la naissance, a battu trop vite.