BENZINEMAG.NET, Alain Marciano, mercredi 9 septembre 2020


Sous le ciel des hommes règne la violence capitaliste mais c’est la liberté qui domine.
Pour le meilleur, ou pour le pire. Un roman sombre et lumineux signé Diane Meur.

Sous le ciel des hommes, comme l’écrit superbement Diane Meur, semble régner la nécessité. La nécessité sombre et mortelle du capitalisme, un capitalisme financier et très bourgeois allié à, et supporté par l’aristocratie. Celle d’un système qui n’a pas de finalité, ou plutôt pas d’autres finalités que sa propre survie. Celle d’un système qui se perpétue avec un déterminisme implacable, avec perfection et perversion – comme le dit Sonia, l’une des protagonistes du roman. Celle d’un système qui méprise les individus, jouant avec leurs vies sans états d’âmes – en même temps, comment un système pourrait avoir une finalité et des états d’âmes ?

Capitalisme financier, cuillères en bois et chou farci

Au cœur de ce système, de ce monde capitaliste, un grand duché. Évidemment, ça nous rappelle quelque chose. Ici, il s’agit du grand duché d’Éponne, dont la capitale se trouve sur les rives d’un lac. Un lac ? Évidemment. Un lac qui peut éventuellement servir aux lecteurs qui seraient durs – mais alors vraiment durs – de la comprenure. Un lac qui permet surtout à l’autrice de nous raconter quelques scènes très cinématiques et d’installer sa sociologie des lieux – ici et là-bas, le bon et le mauvais côté. Parce qu’il y a toujours un bon et un mauvais côté, même au coeur du coeur, au centre du monde. Ce qu’est ce grand duché d’Éponne : un petit pays, duquel tout part et vers lequel tout revient. Autour duquel tourne le monde entier et duquel il dépend – comme notre monde tourne autour et dépend de ses paradis fiscaux. Le grand duché d’Éponne qui lui même tourne autour de ses rites et traditions, des cuillères en bois – que l’on se transmet de génération en génération – et du chou farci – dont la capitale se trouve à Ordèt, un village du duché. Ah le chou farci, une recette facile mais technique dans la mise en place qui … pardon, je m’égare mais le choix du chou farci, recette quasiment tombée dans l’oubli n’est pas qu’une ironie facile. C’est un indice de plus de la stabilité, de l’inertie de ce grand duché-petit pays. Une stabilité qui n’a pas que des inconvénients. Après tout, on sait depuis longtemps que toute société a besoin de ses rites, de ses lourdeurs qui permettent de s’encanailler tranquillement, régulièrement pour pouvoir revenir, serein, au quotidien. Ici, ce sont les trois jours de “la fête de la dynastie” – avec ses “frasques orgiastiques” et ses défilés “grotesques” – qui jouent ce rôle.

Des individus, victimes du système

C’est donc dans ce grand duché d’Éponne que vivent les personnages de Sous le ciel des hommes. Car le roman de Diane Meur est d’abord et avant tout l’histoire de destins personnels. Il y a Semira, Ghoûn et Hossein, réfugiés-migrants politiques ou économiques, on ne sait pas et peu importe, jetés là sans ménagement et pris dans les filets d’une administration tantôt bienveillante, tantôt malveillante selon l’humeur et le caractère de ceux qui la servent. Il y a Jean-Marc, journaliste, homme de média à succès embarqué contre son gré par son éditeur dans l’écriture d’un essai-témoignage sur les migrants – et recrute Hossein pour ça, lequel Hossein n’est évidemment pas au courant. Il y a Sylvie, qui aurait tant aimé faire carrière – elle est développeuse de projets dans la mode – mais se trouve barrée dans sa progression parce qu’elle est mère de famille. Sylvie qui reporte ses ambitions sur son fils, et qui trompe sa frustration et son mari avec Jérôme, un doctorant qui n’en finit pas de finir sa thèse – 10 ans et elle est toujours en cours. Jérôme qui veut se battre contre l’inéluctable avec Isabelle, Cédric, Stan et Sonia – rewriteuse qui a été embauchée par Jean-Marc ou son éditeur pour l’aider, vous me suivez ? Leur objectif : écrire ouvrage collectif pour dénoncer la déraison capitaliste – dont parlait déjà Olivier Besancenot en 2008 et dont Diane Meur nous donne de larges extraits, pas toujours convaincants. Il y a enfin Waizer, Eugène, un mythe, un intellectuel qui attire et inspire Jérôme, Cédric, Isabelle, Sonai et Stan comme le grand duché d’Éponne attire les capitaux.

Diane Meur, une orfèvre

De ces victimes, directes ou colatérales, Diane Meur en raconte les destins, les rencontres, hésitations, doutes et mesquineries dans un style extraordinaire, riche mais pas surchargé. Peu d’adjectifs ou de descriptions inutiles. Peu de scènes en trop. Sous le ciel des hommes est un plaisir de lecture qui se renouvelle de chapitre en chapitre – avec un sommet au chapitre 6, une sorte de long plan-séquence fascinant dont on sort essoufflé et bluffé. Ceci dit, que Diane Meur soit une orfèvre n’est pas une surprise. Ses précédents romans l’ont montré. Elle sait nous embarquer, nous tenir en haleine – Sous le ciel des hommes est quasiment un thriller.

La liberté, envers et contre tout

Un thriller !? Qui nous raconte l’histoire de personnages complètement manipulés par le système ? Un thriller dont la fin est nécessaire et connue ? Oui. Parce que Diane Meur ne traite pas ses personnages comme des marionnettes. Ce sont des individus, qui font des choix avec leur libre arbitre, qui se mettent eux-mêmes dans les emmerdements ou cherchent à s’extraire des drames dans lesquels elles ou ils ont été plongés. Jean-Marc est plus poussé par son égotisme que par le système qui l’oblige à jouer un rôle et quand il en prend conscience coupe le lien et se libère. Sylvie n’est de toute évidence pas très honnête avec elle-même – voulant à la fois réussir mais pas forcément. Jérôme n’en finit plus de finir sa thèse … on ne sait pas pourquoi mais rien n’a l’air de l’y contraindre. Même les migrants que le grand duché et ses habitants repoussent sans ménagement et sans discrétion refusent de se laisser dominer par le système. Ces personnages savent être libres. Au final, et au-delà de la critique du capitalisme, l’histoire que Diane Meur raconte, nous dit que ce qui compte et ce qui nous reste, envers et contre tout, c’est la liberté individuelle. Pour le meilleur. Ou pour le pire.

Alain Marciano

“Sous le ciel des hommes”, de Diane Meur: liberté individuelle contre déraison capitaliste