BLOG LE TRIANGLE MASQUÉ, vendredi 3 juin 2016


« C’est un livre qui s’ouvre sur un jeune homme effrayé qui se tapit sous un évier en espérant qu’on ne l’y trouvera pas. Et puis le livre semble s’en aller ailleurs, plus précisément sur les traces d’un couple d’Américains, deux intellectuels que la disparition de leur fils a fini par miner, petit à petit. […]

L’horreur, c’est ce chapitre intitulé « Musique du désert », sommet de brutalité et de cruauté sans nom […], qui nous projette de plein fouet dans cette zone de la frontière mexicaine qui reste une des plus dangereuses du monde. Le temps de quelques pages fulgurantes, Forrest Gander nous rappelle au bon souvenir d’un certain Boston Teran, soleil obscur du roman noir contemporain qui, le temps de deux romans terribles […], avait porté le genre à des sommets de sauvagerie hypnotique […].

Mais ce roman-là ne s’intéresse pas aux contrées mille fois arpentées du genre, il se permet même d’aborder le road-movie selon un angle des plus inattendu. […] Un travail tout en délicatesse sur l’intangibilité des sentiments que l’écriture poétique de Gander transcende, littéralement. […]

Hoa et Dale sont partis sur les traces d’Ambrose Bierce, l’écrivain mythique du Dictionnaire du diable, qui à plus de 70 ans était allé rejoindre l’armée de Pancho Villa, au début du siècle dernier, et n’en était jamais revenu. Leur périple s’est donné comme prétexte cette quête habitée par la mort et le mystère. Il s’agit pour eux d’une sorte de pélerinage sur les lieux où Bierce est censé avoir été tué, ou arrêté, ou enterré, et dans le cœur de ces deux parents éplorés, mais qui s’acharnent à faire bonne figure, sommeille l’image de leur fils.

Afin d’éprouver leur cœur meurtri, Hoa et Dale devront passer par des instants où l’ébauche de leur propre mort, le ressenti de mille souffrances les feront, peut-être et enfin, passer à autre chose. Mais l’écriture de Forrest Gander n’est pas là pour nous parler d’épreuve, de quête métaphysique, de parcours initiatique ou de quoi que ce soit de ce genre.

La disparition ou la mort sont des précipices insondables qui sont là pour éprouver notre chagrin et nos peurs. Hoa et Dale s’en seront approché de si près qu’ils n’y ont trouvé rien d’autre qu’eux-mêmes, ensanglantés, hagards, salis, mais vivants.
Mesdames et messieurs: masterpiece ! »