GASTRONOMICA, Thierry Caquais, printemps 2018


« Des mets et des mots : « Faible femme mais forte gueule »,

« « Les mères lyonnaises… Une histoire ressassée, réglée comme du papier à musique, mais trouée de zones d’ombres, d’angles morts, de non-dits. » Ainsi s’exprime un des personnages principaux de Catherine Simon, dans Mangées, une histoire des mères lyonnaises, passionnant livre à la croisée des genres, roman, récit, enquête documentée, réflexion sur la place des femmes dans la gastronomie, des années 30 aux années 70. Eugénie Brazier, Paule Castaing, Léa Bidault, Marie-Thé Mora, la mère Gache… Cet ouvrage, sans concession, met de la chair sur la personnalité́ de ces femmes, cheffes et patronnes, dont on a souvent vanté la cuisine, mais sur la vie desquelles on ne s’est jamais attardé. […]
G : Mais alors pourquoi n’a-t-on pas de traces de ces femmes, ou très peu ? Pourquoi elles-mêmes n’ont-elles rien revendiqué ?
C. S. : Leur attitude laisserait penser qu’elles étaient « féministes ». Or ce n’est pas du tout leur propos, ni leur combat (en tout cas, aucune ne se positionne comme telle). Mais en réalisant leur rêve de devenir cheffes, parfois influentes, elles ont réalisé instinctivement qu’elles franchissaient « la ligne rouge », et outrepassaient la place que la société accordait aux femmes de cette époque. Et pour ne pas en rajouter, pour qu’on les laisse tranquilles, elles n’ont cherché ni la gloire, ni les honneurs, ni la publicité médiatique. Elles ont tu tout un pan de leur vie.
Ce qui rend difficile le travail de ceux qui s’y intéressent. Mon livre est aussi une réflexion sur la mémoire, qui trébuche parfois, enjolive aussi, sur la transmission (ou l’absence de transmission), le passé, la façon dont nous le (re)construisons. Il rend compte un peu de l’envers et des dessous de mon enquête. Je le raconte à travers les yeux et les propos de deux journalistes, qui sont un peu des doubles de moi-même, et deux façons de recomposer le passé de ces femmes : une, très factuelle, rigoureuse mais sèche et un peu pontifiante. L’autre qui retient l’écume, les anecdotes vivantes, réelles mais insuffisantes, pour en faire des mythes, ou au moins de belles histoires. La réalité de ces femmes est bien sûr entre les deux, à la confrontation de ces visions. Et j’ai utilisé la fiction pour leur redonner leur vérité ! »