LA CROIX, Francine de Martinoir, jeudi 2 mai 2013


« Retour au pays natal »

« Même si son récit est en prise avec le siècle et ses drames, si le monde extérieur n ́a cessé de toquer à la porte, c ́est une autobiographie intérieure qu ́elle a écrite, livrant ce qu ́elle appelle une obscure petite gorgée de secret, déchiffrant ce qui lui était donné dès les premières années dans une famille de l ́Irlande rurale, plutôt pauvre. […]
Pour la romancière, les choses paraissent avoir toujours été là avant elle, ainsi que les mots qui la traversent et qu ́elle veut, dit-elle, boire dès les premières années. Ce qui ne cessera de la hanter, ce sont les sensations, les odeurs de pain, les tourbières noires, le bleu des ciels irlandais qu ́elle retrouvera dans les toiles de Jack Yeats et qui meublent son espace imaginaire. Ce sont aussi les images pieuses, les représentations de l’Enfer et de ses flammes, les portraits de saints, dans ce christianisme préconciliaire, fondé sur la mortification, la haine de la chair entraînée vers le péché. Mais la mémorialiste ne porte aucun jugement, le récit de sa vie se déroule comme dans les rêves où l ́on ne condamne jamais. […]
Tout s ́est joué dans la maison de Drewsboro, Edna s ́y est construite dans un double élan, révolte et amour de la vie. L ́histoire de sa libération par son métier de pharmacienne, de son mariage, de ses amours après le divorce, elle la déroule sur un fond de tableau tapissé par les textes fondateurs. Très tôt elle découvrit chez T.S. Eliot, chez des Irlandais – Synge, Joyce, Beckett – l ́appel de l ́écriture et ses espaces de liberté. Écrire et lire sont, dit-elle, les deux intensités de sa vie.
Et cette incursion dans le passé est à la fois voyage à travers les œuvres ayant nourri ses fictions et retour sur une carrière qui commence par un succès : publié en 1960 – elle a 30 ans – son premier roman, Les Filles de la campagne, provoque un scandale et est interdit en Irlande. Aujourd’hui, l ́autobiographie qui a presque le même titre en reprend aussi les situations, les événements, les figures. Entre-temps, les mœurs ont évolué dans une Irlande qui a connu les horreurs des guerres civiles et à présent fête la romancière. Edna O ́Brien, elle, pourtant n ́a pas vraiment changé et même si elle a pu côtoyer les plus grands créateurs, elle se veut toujours fille de la campagne. Dans le Londres des swinging sixties et le New York des années 1970 glissent Harold Pinter, Norman Mailer, Robert Mitchum ou Paul McCartney, et la narration les présente comme des ombres un peu mystérieuses, vite effacées, comme si la romancière voulait dire que pour elle tout s ́était joué ailleurs et bien longtemps avant. »