LA CROIX, Laurence Péan, jeudi 8 octobre 2020


Chassé-croisé dans le grand-duché

La romancière bruxelloise pose la question de l’utopie à travers le parcours d’une quinzaine de personnages qu’elle fait se croiser dans un lieu imaginaire.

Diane Meur aime dessiner des mondes, les cartographier, leur inventer une histoire qui souvent s’enchevêtre avec l’histoire comme en témoignent ses précédents ouvrages, tous parus chez Sabine Wespieser. La Vie de Mardochée de Löwenfels, écrite par lui-même s’inscrivait dans le Saint-Empire romain au XIVe siècle, Les Vivants et les Ombres dans la Galicie de 1821, Les Villes de la plaine dans l’Antiquité… Pour ce septième roman, cette germaniste de renom – elle traduit notamment Stefan Zweig – fait un pas de côté en ancrant son récit dans le monde d’aujourd’hui tout en le situant dans un pays imaginaire : le grand-duché d’éponne, implanté quelque part en Europe centrale sous l’auguste protection de Charles-Auguste VII.

Si la vie s’écoule paisiblement entre gens bien nés et banques prospères, « l’imprévisible et la convulsion » sont en embuscade. Pendant les saturnales, ces Fêtes annuelles de la dynastie qui permettent toutes les débauches, les migrants se terrent dans leurs foyers d’accueil. En effet, tout le monde n’a pas sa place « dans ce micro-État calfeutré dans ses frontières » et sur les berges du lac autour duquel s’enroule la ville se côtoient des êtres aux parcours bien différents…

Ils sont une quinzaine à se croiser – à se rencontrer parfois – dans ce récit habilement construit, tressant autant de fils narratifs, qui dessinent un motif polymorphe, à l’image de la société dans laquelle ils tentent de tracer leur chemin. Qu’ils soient bourgeois, intellectuels, amants, adolescents, migrants… tous, sous la plume volontiers malicieuse, parfois cruelle de Diane Meur, sont à la croisée de leur vie et cherchent une issue à leur situation malaisée, une réponse à leurs questions existentielles, un apaisement à leur déchirement intérieur, un espoir pour leurs amours contrariés…

Jean-Marc Ferron, grand reporter à succès, accueille Hossein, un réfugié en attente de papiers. Il s’agit d’écrire sur leur cohabitation et retrouver ainsi une inspiration en berne. Un brin cynique, cet homme habitué aux terrains de guerre, ne sait tout à coup « plus où est sa vie », laissant peu à peu affleurer une blessure qui remonte à l’enfance. Ghoûn, l’ami d’Hossein, distribue des prospectus dont personne ne veut, s’obligeant à noter dans son carnet un « bonheur » qu’il a souvent bien du mal à identifier. Semira, femme de ménage sans papiers elle aussi, travaille chez les familles aisées d’éponne telle une ombre que personne ne voit plus, sauf Ghoûn, l’amoureux empêché…

En contrepoint à ces destins individuels, un groupe d’intellectuels enthousiastes œuvre à la rédaction d’un pamphlet anticapitaliste intitulé Remonter le courant. Critique de la déraison capitaliste. Et dont chaque membre écrit un chapitre sous la houlette d’Eugène Waiser, un vieux professeur de philo, leur maître à penser l’utopie. Car c’est bien la question centrale du roman. Comment penser aujourd’hui l’utopie ? Comment imaginer une société accomplie, hors d’un capitalisme barbare, sous le ciel d’hommes et de femmes qui veulent encore avoir le droit d’espérer en l’humanité ? Se construit alors au fil de ce récit stimulant et forcément politique une réflexion en mouvement sur la quête d’un monde libre, libre d’être vécu, libre d’être écrit et libre d’être pensé.