WWW.MEDIAPART.FR, Jean-Loup Samaan, lundi 5 octobre 2020


« Le 4 août, l’explosion du port de Beyrouth a fait resurgir les souvenirs douloureux de la guerre civile. C’est à ce poids indicible sur les individus qu’est consacré le premier roman de Dima Abdallah.

Mauvaises herbes, premier roman de Dima Abdallah, se présente comme le récit croisé d’un père et de sa fille. Celui-ci débute à Beyrouth en 1983, au plus fort des affrontements entre milices, et s’achève en 2019 à Paris, où la narratrice est partie refaire sa vie. Les chapitres prennent la forme de monologues intérieurs qui alternent entre ces deux personnages au fil des années et des lieux.

Les premières pages nous plongent ainsi dans une scène de guerre en plein Beyrouth : nous voici forcés de comprendre les événements à travers le regard d’une fillette qui doit prendre la fuite aux bruits des détonations, en tenant la main de son père, tandis qu’elle aperçoit ses camarades éclater en sanglots dans la cour de l’école. L’horreur de la scène ne nous est pas ouvertement dépeinte, elle est esquissée dans une description d’enfant qui ne peut encore véritablement saisir les images devant elle : « Moi, je crois que ce n’est pas si grave que ça, ces histoires de guerre, et je n’aime pas trop parler des choses-là. »
Dès ces premières pages, nous pouvons percevoir la force du texte de Dima Abdallah : il ne s’agit pas de raconter la guerre, dont les détails historiques ne sont ici que la toile de fond, mais de nous inviter à suivre le parcours intérieur de deux individus qui grandissent et vieillissent à partir de cet événement fondateur. La voix de la narratrice évolue au fil des ellipses temporelles. Un an après cette course originelle dans les rues de Beyrouth, la voici qui nous confesse désormais comprendre qu’« il y a quelque chose qui se passe qui s’appelle une guerre civile […], il y a des morts. Tous les jours ». Ce ton laconique, forme de défense de l’enfant face à la violence extérieure, ne quittera pas la narratrice, malgré les années qui passent.

Dans la deuxième partie du récit, nous découvrons la narratrice partant aux débuts des années 1990 pour Paris, où sa famille espère lui offrir une vie plus sûre, plus confortable. À la difficulté de grandir dans la guerre, s’ajoute alors celle de vieillir loin de son pays.
Nous suivons d’un côté la déréliction de cette narratrice extirpée de ses racines libanaises, qui se voit lutter avec la langue française et qui doit affronter les regards parisiens pleins « de pitié insupportable » devant cette immigrée venue du Moyen-Orient. Elle se sent étrangère dans cette France froide. Personne ne la reconnaît dans son quartier parisien et pourtant elle éprouve aussi une distance émotionnelle vis-à-vis du Liban et de ses tourments permanents.
Nous retrouvons, de l’autre côté, son père resté à Beyrouth. Peu de détails sont donnés sur les raisons de cette séparation, le récit n’est pas un roman-fleuve du Liban, plutôt un épanchement de deux êtres. Les monologues du père sont ainsi tout aussi poignants que ceux de sa fille. À la souffrance de l’éloignement, se mêle celle de la culpabilité de ne pouvoir offrir à son enfant de bonnes conditions de vie.

Si la politique libanaise est quasi absente du roman, Beyrouth est toutefois présentée comme une ville étouffante qui brise les êtres. Nous sommes là loin des clichés orientalistes qui réduisent Beyrouth à cette douce cité méditerranéenne – clichés qu’on a pu d’ailleurs voir resurgir dans les médias français dans les jours qui suivirent l’explosion du port.
Lorsque Dima Abdallah écrit que le centre-ville s’apparente à « un désert de cendres », comment ne pas avoir aujourd’hui en tête les vidéos amateurs du drame d’août dernier ? De même, dans une longue envolée, vers la fin du livre, le père vitupère sur Beyrouth et se met à l’injurier, elle et les « putains de lumières de la ville qu’on voit danser depuis la montagne en été, la putain de voix de Fairouz dans les taxis, les putains de centres-ville sordides, les putains de champs d’oliviers et les putains de fleurs de grenadiers ».

Ces monologues du père et de la fille forment la matière d’une subtile réflexion sur les traumatismes engendrés par une guerre civile. Dima Abdallah ne cède jamais à la facilité, tant dans le fond que dans la forme, pour conter le mal-être de ses protagonistes. Ses personnages restent incapables de se reconstruire complètement, et tout semble intériorisé par ce père et sa fille, comme s’ils se résignaient à la violence du monde extérieur.

La fille s’en veut de ne pas arriver à pleurer comme les autres enfants, le père est dépassé par les événements et ne peut se résoudre à entrer dans la logique barbare de la guerre civile, se lamentant : « J’aurais voulu être de ceux qui tuent et de ceux qui torturent. » La seule échappatoire est alors dans les mots, dans la littérature. Comme l’écrit Abdallah, « la poésie, c’est peut-être ce qu’on écrit quand on n’arrive pas à pleurer comme les autres ».

La poésie est bien le registre auquel on pense tout au long du roman, tant celui-ci s’apparente à une longue élégie en prose. Complexe et exigeant, le texte de Mauvaises herbes atteste de qualités littéraires remarquables pour un premier livre. Il serait à cet égard réducteur de présenter celui-ci comme un récit autour de la guerre civile libanaise.

Ce père et sa fille, dont nous ne connaîtrons pas les noms, endossent par leur anonymat un caractère universel. La jeune narratrice insiste à plusieurs reprises pour se dire « ni chrétienne, ni musulmane, ni du nord, ni du sud, ni de l’est, ni de l’ouest ». Cette universalité est une belle opposition au conflit confessionnel et aux « identités meurtrières », pour reprendre l’expression d’Amin Maalouf, qui se joue autour d’eux.

Elle est aussi ce qui fait la valeur littéraire du texte, et ce bien au-delà du contexte libanais. »

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