LA PROVENCE, Jérôme Garcin, dimanche 2 octobre 2022


Une saison en enfer

C’est son premier roman. Et déjà, la reconnaissance. Inscrit sur la liste du prix Goncourt, Sa préférée, de Sarah Jollien-Fardel, vient de recevoir le 21e Prix du roman Fnac. Beau succès pour une histoire dramatique, qui n’est pas une autofiction, mais fait écho à un sujet malheureusement d’actualité : la violence faite aux femmes.

En Suisse, dans le canton du Valais d’où Sarah Jollien-Fardel, 50 ans, est originaire, un homme, chauffeur routier de son état, des « paluches d’ogre », une humeur de dogue et une rage de soulard, transforme sa maison en enfer, chaque fois qu’il y revient. Il cogne sa femme et ses deux filles. Il les insulte, les menace avec un fusil, les bombarde de bouteilles en verre, les gifle, les traîne par les cheveux, et après l’avoir tabassée, il viole « sa préférée », sa fille aînée. La mère ne se résout pas à se révolter, encore moins à porter plainte, elle courbe l’échine dans une posture sacrificielle. La sœur aînée finit par mettre fin à ses jours, car pour elle « mourir, c’était arrêter d’avoir mal. » Seule la cadette, Jeanne, part pour se sauver, – « c’est l’orgueil, dit-elle, qui m’a tenue vaillante et debout. »

Mais si, devenue institutrice, elle découvre le bonheur cathartique de nager dans le lac Léman depuis les rives d’Ouchy, le plaisir de chiner dans les rues pentues du vieux Lausanne, l’ivresse de la liberté et de l’insoumission, enfin l’amour dans les bras des femmes, Jeanne est toujours poursuivie  par ce qu’elle a enduré, par l’ombre menaçante du père tyrannique et par le traumatisme qu’ont causé le suicide de sa sœur, puis la mort de sa mère. Poursuivie aussi, jusqu’à l’obsession, par la lâcheté des témoins du massacre : ainsi le médecin du village, qui savait, qui voyait, qui soignait, mais qui n’a rien dit.

Ce roman syncopé, tantôt d’une violence hallucinante, tantôt d’une douceur apaisante (lorsque par exemple, Jeanne se rappelle les beautés et la pureté de son Valais natal ou lorsqu’elle décrit ses nages dans le Léman amniotique), est l’histoire tristement banale, mais écrite avec une exceptionnelle justesse, d’une rescapée de l’horreur patriarcale. On ignore d’où Sarah Jollien-Fardel a tiré cette histoire, d’ailleurs on ne veut pas le savoir, mais on est impressionné par la rigueur avec laquelle cette primo-romancière fait d’une tragédie, un si beau livre. Et de la littérature, une arme de combat. La Suisse est peut-être un pays neutre, mais Sarah Jollien-Fardel, elle, est une écrivaine engagée.