LIBÉRATION, Virginie Bloch-Lainé, samedi 1er octobre 2022


Sa préférée de Sarah Jollien-Fardel, le non au père 

« Parce que je n’ai pas d’identité familiale. » En décrivant la béance qu’ouvre une enfance épouvantable au cours de laquelle il faut choisir entre survivre « ou crever », Sarah Jollien-Fardel, née en Suisse et autrice de son premier roman à 51 ans, va à rebours des fictions ou des récits contemporains. Elle ne souligne pas le statut de victime de son héroïne, ni ne peint son milieu social en maudissant celui du voisin. Le problème est profond et psychique, pas sociologique. D’ailleurs elle écrit : « Dans un village de montagne, à cette époque, la différence de classe sociale se voyait peu, car elle ne se démarquait pas par l’apparat. » Grâce à ces antiennes évitées, Sa préférée est singulier, émouvant et fier, orgueilleux jusque dans son style souvent elliptique, à l’image du titre du livre. Sa préférée suit les efforts de Jeanne, enfant laminée par un père d’une « bestialité » ignoble, pour se remplir, c’est-à-dire se bâtir une identité, aimer, travailler, se réjouir et jouir. « Il a confisqué toutes nos allégresses. Il a massacré toutes nos jouissances. » Si ces deux phrases voient grand, si elles ratissent large, c’est que le mal fut absolu.

Louis était chauffeur routier, donc parfois absent, mais infernal lorsqu’il était présent. La mère aimante et battue restait au foyer. Ses sorties étaient « minutées » par le père. Jeanne avait une sœur de quatre ans son aînée, Emma : vous verrez ce qui lui est arrivé. Une fois qu’elle a sauvé sa peau et quitté la maison natale, Jeanne apprend à s’adapter au monde et à rabattre autant que possible son caquet à la colère qui ne la lâche pas. Sa préférée est le roman d’apprentissage d’une « fille bizarre », « trop aride », et qui pour éclore se réfugie tôt dans la lecture et l’écriture. C’est le portrait d’une femme qui doit s’extirper de sa vie. Ces dégagements successifs créent des dégâts sur son entourage.

« Elle peut pas la boucler cette gamine. »

Le drame, raconté quand l’héroïne est adulte, se déroule en Suisse dans un village rustique du Valais, et non entre les Range Rover de la ville huppée du même canton, Crans Montana. La première fois qu’il apparaît, sur la première page du roman, le père, Louis, tient un fusil entre les mains : « La minute d’avant, je le jure, on mangeait des pommes de terre. Presque en silence. Ma sœur jacassait. Comme souvent. Mon père disait “Elle peut pas la boucler cette gamine.” » Quand ses crises commencent, tout s’enchaîne vite : ses poignes arrachent des touffes de cheveux, les coups pleuvent et provoquent des bleus. Sur Emma, Louis commet le pire. Mais Emma comprend tout de travers et croit qu’il agit ainsi parce qu’elle est « sa préférée ».

Poursuivant ses études contre la volonté de son père, Jeanne se forme pour devenir institutrice. Sa préférée est construit d’élans, d’une ribambelle de commencements qu’annoncent les amorces de chapitres, une vitesse et une langue parfois brutale. Lausanne qu’elle « aime tant » et le lac Léman lui donnent de l’oxygène. Puis viennent les amis et les femmes dont elle partage le lit et la vie. La première s’appelle Charlotte. Chic et snob, elle époustoufle Jeanne : « “Tu as essayé de faire un masque à tes cheveux ?” Une autre planète me percute. J’avais misé ma vie sur l’esprit, et cette fille, aussi troublante qu’intelligente – je le sais, nous suivons certains cours ensemble –, balance cette phrase de coiffeuse. » Sarah Jollien-Fardel signifie efficacement la fin de l’illusion amoureuse. Deux phrases idiotes prononcées par Charlotte et tout s’éclaire : « Je me rends compte du vide de notre relation pour la première fois. » La « médiocrité déterrée » de Charlotte permet à Jeanne d’aller vers Marine. Néanmoins ces femmes n’effacent pas Louis : « Je le fuyais, mais, en même temps, tout tournait autour de lui » et de son « pouvoir terroriste ». À cause du père, Jeanne avait décidé « que les hommes n’étaient que des amène-douleur. » La rencontre de Paul est une initiation supplémentaire. Si Sa préférée n’excelle pas dans les scènes de sexe, les déclarations d’amour sont belles et les portraits, réussis, par leur simplicité. Jollien-Fardel va droit au but. Paul travaille avec Jeanne. Son physique est robuste, « son rire le faisait bouger en entier ». Il est « solaire », il parle peu et « même malheureux, il était heureux ». Mais il est marié. Jeanne rédige une lettre à son attention, dans laquelle elle se découvre. On ne sait pas tout de suite si elle la lui enverra ou pas. Elle y écrit : « J’ai découvert, à mon insu, que t’aimer même de loin m’éveillait à la douceur. »