LA QUINZAINE LITTÉRAIRE, Maurice Mourier, 15 au 30 avril 2014


« Postérité du roman hugolien »

« Le livre, lui, est une réussite réaliste, romantique et humaniste, bref hugolienne, qu’on peut aimer sans restriction, malgré son parti pris d’écriture aussi peu à la mode française de 2014 qu’à celle des années où le roman s’essayait à la recherche. Une lecture gratifiante n’a nul besoin d’être dogmatique, il lui suffit d’apprécier l’authenticité là où elle la trouve.

Premier plaisir de lecture : l’évocation d’un pays enchanteur, des fleurs, des parfums, des nuages, de toutes les nuances du brouillard et de la pluie, de toutes les saisons, de presque tous les climats. L’intrigue déploie un tissu bigarré de couleurs et de mouvements. […] Les Collines d’eucalyptus, c’est d’abord un voyage qu’en dépit du tragique de l’histoire on ressent comme un hymne de la narration à une terre adorée.

Les hommes, certes, se révèlent moins accueillants que leurs paysages. Avec une extrême délicatesse dans l’analyse des psychologies individuelles, si marquées cependant, dans cette Asie qui n’est que marginalement individualiste, par la pression du groupe, de la famille, des ancêtres proliférants, Duong Thu Huong dessine la trajectoire d’un héros complexe, que sa sensibilité met en danger de devenir un truand sans foi ni loi. […]

La grande affaire du livre, c’est l’homosexualité en contexte contemporain au Vietnam. Elle est décrite dans sa réalité d’abord physique comme une pulsion naturelle d’une brutalité qu’aucune politesse lénifiante du style ne vient dissimuler, pas plus d’ailleurs que ne sont hypocritement voilés les débordements d’une sexualité plus conventionnelle. On est en terre bouddhique et Bouddha, contrairement aux représentants des trois religions du livre, foncièrement punitives, n’a pas légiféré sur les minorités sexuelles. Mais les sociétés asiatiques, si attachées à la perpétuation de l’espèce (pour célébrer le culte des ancêtres, encore faut-il se reproduire, c’est-à-dire accepter de devenir l’ancêtre de quelqu’un), ont du mal à concevoir la légitimité d’un amour sans enfants à naître. La marginalité des homosexuels, l’hostilité instinctive qu’ils suscitent sont donc moins meurtrières peut-être, mais non moins stupidement ancrées dans les mœurs là-bas qu’ici.

Un des enseignements du livre, où l’on n’observera aucun panégyrique de l’homosexualité masculine (de la féminine il n’est pas question, même par allusion, et le souci permanent de ces femmes vietnamiennes semble bien être d’enfanter), c’est la mise en lumière, en pleine lumière, de la diversité de pratiques aussi répandues qu’ailleurs mais aujourd’hui encore recluses. L’accompagne un plaidoyer vibrant, sans dérapage polémique, pour la liberté des amours. Mais ce plaidoyer ne se sépare pas d’une revendication, qui partout affleure dans et entre les lignes, pour l’égalité des conditions sociales et la reconnaissance de la dignité des pauvres, qu’apparemment le socialisme réel n’a pas promues, pas plus qu’il n’a enrayé la corruption (grâce à laquelle le sort de Thanh sera adouci).

Pourtant, le jeune Phu Vuong, enfant martyr du poète fou des collines, un personnage nuancé mais seulement dans les teintes sombres, Phu Vuong le vrai misérable du livre, n’est pas plus flatté qu’un Thénardier. La compassion qui, de bout en bout, accompagne la voix narrative ne va pas jusqu’à la rédemption évangélique du mal. L’univers de Duong Thu Huong comporte des zones d’une ombre épaisse qui ne se dissipe pas, y compris chez Thanh. Sans la lucidité cruelle de l’auteur, le héros perdrait de son opacité charnelle, et sa vérité textuelle en pâtirait. L’homme n’est pas naturellement bon dans cette longue histoire en fin de compte peu édifiante. Il n’en est que plus ressemblant, plus universel. »