LA RÉPUBLIQUE DES LIVRES, Pierre Assouline, samedi 27 avril 2013


« Edna O’Brien entre les deux moitiés guerroyantes de son moi »

« Edna O’brien a parfois les souvenirs de tout le monde mais l’aigu des portraits et la couleur des descriptions fait la différence. C’est écrit, ce qui s’appelle écrit : soigné, composé, fignolé. Son penchant pour l’autodérision n’est pas seulement une forme d’humour mais une forme de violence exercée contre soi. Le ton de ces Mémoires, ce pourrait être ces quelques lignes : … je jetai un œil sur la page de garde de mon nouveau carnet et vis où j’avais recopié un vers de Joseph Brodsky : Se débarrasser du superflu est en soi le premier cri de la poésie. N’ayant absolument rien écrit, j’approchais de la poésie.
Il y a de belles choses dans ce récit, notamment son amour pour une religieuse rencontrée pendant ses années d’incarcération au pensionnat chez les soeurs ; sa déambulation dans un Dublin fourmillant d’histoires parmi une humanité de buveurs divisés en loquaces à la Joyce et taiseux à la Beckett ; sa passion revendiquée pour la mode ; ses démêlés avec les esprits réactionnaires qui la traitèrent d’énigmatique petite cochonne des lettres de trente ans et dénonça l’immoralité de sa trilogie sur les filles de la campagne alors qu’il ne s’agissait que d’amoralité (elle n’en fut pas moins interdite pour obscénité) ; les vertiges nés de ses liaisons avec les hommes ; son divorce scandaleux pour l’époque et la région, et la bagarre afin d’obtenir la garde de ses enfants ; son attachement indéfectible à sa langue et son pays, englobés dans un commun Home, quoi que celui-ci lui ait réservé. Sa conception de l’art du roman est aussi entre ces lignes. Quant aux pages consacrées à la récente guerre de religions qui déchira une partie de l’Irlande, [… elles] sont terribles. […]
À côté de cela, son petit côté name-dropper est sans importance, presque touchant ; faut-il être un critique à courte vue pour le lui reprocher et imaginer que l’évocation d’une coucherie d’un soir avec Robert Let’s go… baby Mitchum, une visite impromptue de Paul McCartney pour chanter une chanson aux enfants dans leur chambre à la maison, une nuit à préférer écouter Richard Burton lui réciter du Shakespeare alors qu’il brûlait de baiser la petite libertine, des soirées arrosées avec Marianne Faithfull, Roger Vadim, Jane Fonda, éclipse ce qui fait l’essentiel de ce livre. Quand on a vécu à fond et avec un certain succès les Swinging Sixties, il en reste au moins la nostalgie de ce folklore, récits des trips lapis-lazuli au LSD inclus. Cette dernière expérience est d’ailleurs l’occasion d’hallucinations tordantes lorsque c’est elle qui les raconte, Beckett sirotant son whisky à son chevet tout en avouant ne pas écrire grand chose et à quoi bon de toute manière ? tandis que Marguerite Duras court lui chercher des suppositoires à la pharmacie !
Ceci pour vous dire qu’il y a quelque chose de profondément émouvant dans ce livre, une fois débarrassé de son écume de célébrités : la sérénité de la mémorialiste lorsque, à l’issue de son entreprise, elle se sent prête à présider son dernier banquet personnel et privé, celui auquel sont conviées les deux moitiés guerroyantes de mon moi pour une ultime réconciliation. Il y a quelque chose de rassurant, un je-ne-sais-quoi de réconfortant, à découvrir des écrivains, des artistes, des créateurs qui gagnent bien leur vie avec leur art mais qui ont régulièrement des problèmes de fins de mois en début de mois. Et puis quoi, on ne se refait pas : j’aime qu’une romancière avoue avoir pleuré en écrivant certains de ses livres. »