LA VIE, Marie Chaudey, jeudi 31 octobre 2019


« L’infinie blessure des filles souillées »

« Avec Girl, la grande romancière irlandaise Edna O’Brien se met dans la peau d’une lycéenne nigériane enlevée par Boko Haram. Un texte incandescent.

Après plus d’un demi-siècle d’une trajectoire littéraire au succès international, Edna O’Brien aurait pu se reposer sur ses lauriers. À 88 ans, la guerrière irlandaise est pourtant repartie au front, plus ardente que jamais. Elle qui, dans ses romans, n’a cessé de raconter des vies de femmes violentées par des pères et des maris, contraintes par des diktats sociaux et politico-religieux, n’en aura jamais fini avec cette énergie du désespoir qui permet de sortir de la nasse. Le titre de son dernier roman, Girl, fait écho à son tout premier, Les Filles de la campagne, récit d’inspiration autobiographique et chant d’émancipation qui avait fait scandale dans l’Irlande au catholicisme rigide des années 1960. Sans se détacher d’une foi profonde, Edna O’Brien a ancré sa littérature dans la force résiliente des femmes contre tous les obscurantismes. Il y a donc comme une évidence à ce qu’elle croise aujourd’hui le sort des lycéennes nigérianes enlevées en 2014 par Boko Haram.

Sa narratrice, Maryam, nous entraîne dès les premières lignes dans le camp djihadiste isolé où les jeunes filles traversent l’enfer, réduites en esclavage, affamées, brutalisées, violées, converties à l’islam et mariées de force aux miliciens. On sait qu’Edna O’Brien s’est rendue sur place, au Nigeria. Et son récit a la véracité du témoignage, porté par l’incandescence d’un style lyrique et d’une scrupuleuse justesse.

Avec son bébé, Maryam parvient à s’enfuir lors d’une attaque des forces gouvernementales. Mais après l’errance et le sauvetage par des bergers nomades, un autre enfer commence : malgré une réception en grande pompe par le chef de l’État lui-même – un sommet d’instrumentalisation politique, on s’y croirait… –, la jeune fille devient une paria dans sa propre communauté, considérée comme impure, séparée de son enfant, condamnée à la fuite. Elle sera secourue et protégée par des sœurs franciscaines : pages finales lumineuses, où l’espoir d’un possible avenir se fait jour, malgré la noirceur endurée. Roman sans concession, Girl est porteur d’une immense générosité : Maryam, c’est Edna et toutes les femmes de la terre dans la résistance, de l’humaine dignité à la désespérance. »