LE FIGARO LITTÉRAIRE, Étienne de Montety, jeudi 22 février 2024


Alice Fogère est ce qu’on appelle une femme malheureuse. Prisonnière d’elle-même et d’un conjoint, Geoffrey, invivable jusqu’à être violent. Lui l’ancien prince du campus étudiant, le chouchou des filles qui avait jeté son beau regard sur la petite Alice, s’est finalement montré sous son vrai jour: mythomane, médiocre, odieux. À fuir, n’étaient les scrupules, la mauvaise conscience dont Alice fait preuve, maladivement: elle veut l’aider parce que, paraît-il, il n’en finit pas de solder une enfance sous le signe de la maltraitance. Les psychologues nomment cela l’emprise.

Ce schéma conjugal classique, qui court les magazines féminins, on tremble à l’idée de le retrouver dans un roman avec son vocabulaire obligé, pervers narcissique, mari toxique, libération de la parole, etc. On demande autre chose au roman. C’est manquer de confiance en Tiffany Tavernier, qui réserve à Alice un autre destin. Pour réagir à sa détresse, celle-ci répond fortuitement à une annonce du diocèse de Paris, qui recherche quelqu’un pour la gestion des dossiers de canonisation: la cause des saints.

Le sait-on, cette réalité surnaturelle a un versant on ne peut plus prosaïque: pour prouver la sainteté d’une vie, il faut constituer un dossier, produire pièces, témoignages, etc. L’Église catholique est fille de Rome, où le droit était roi. Croit-elle en Dieu? Qu’importe, à lui de reconnaître les siens. Elle accepte le poste.

La voici, et le lecteur avec elle, plongée dans un univers mal connu, largement fantasmé: la machinerie de l’Église. Est-elle sauvée? Alice vit aussitôt un décalage brutal entre son quotidien et l’atmosphère un peu irénique de l’archevêché, avec des filles dont la gentillesse appuyée la paralyse, tant elle n’y est pas habituée. Des femmes heureuses, ça existe donc?

Qu’est-ce qui différencie un bienheureux d’un vénérable? Un miracle, comment le reconnaît-on? Elle se familiarise avec une procédure, mais aussi avec l’immense cortège de tous les saints, ou postulants à cet état enviable: que de vies admirables, connues ou non. En même temps que la cause des saints, dans la vie d’Alice, il y a l’enfer dont elle doit sortir.

En vérité, Alice est l’histoire de ce combat. D’un côté il y a la bienveillance maladroite de ses collègues. De l’autre l’attitude franchement néfaste de Geoffrey. Le roman oscille entre ces pôles.

Le métier de scénariste permet à Tiffany Tavernier de savoir construire une histoire au cordeau. Les rôles sont vite distribués. Les voix de la narration varient, récit ou monologue intérieur. Mais le dénouement ? Moteur.

Les scènes conjugales prennent à la gorge. On assiste à la violence de l’homme, à sa muflerie, autant de situations qui même par livre interposé sont insupportables. Les scènes à l’évêché, par contraste, relèvent de la comédie de mœurs. Tiffany Tavernier a écrit un roman sur la pesanteur et la grâce: qui est un saint, qui est un salaud ? En vérité, Dieu reconnaîtra les siens.