LE FIGARO LITTÉRAIRE, Sébastien Lapaque, jeudi 5 novembre 2015


« Un héros au cœur simple »

« L’histoire du XXe siècle contée par un homme brisé mais sans haine. Un roman vif et piquant.

Il suffit de fermer les yeux pour voir les alpages et les chalets de montagne autrichiens : grâce à la littérature, au cinéma et à l’imagerie populaire, le décor d’Une vie entière, le deuxième roman de Robert Seethaler traduit en français, est un paysage choisi que chacun connaît. S’y promener en rêve est un enchantement.

Dans les pas d’Andreas Egger, le héros au destin contrarié de Robert Seethaler, la randonnée dans les hauteurs est plus belle encore. Une vie entière, qui se lit d’une traite et avec envoûtement, est une façon de courte histoire du XXe siècle. Cent cinquante pages intenses et lumineuses suffisent à son auteur pour la faire défiler en toile de fond de son récit bucolique : la Première Guerre mondiale, le nazisme, la guerre germano-soviétique de 1941-1945, la paix, le stalinisme, l’avènement dans les alpages d’une société de consommation et de loisirs, avec téléphériques et remonte-pentes…

Entré dans le monde à la rencontre de deux siècles comme au confluent de deux fleuves, Andreas Egger assiste, du haut de sa montagne, au défilé d’un siècle voué aux idéologies meurtrières, à l’acier lourd, au béton armé et au carnage industriel. Mais Andreas est un cœur simple comme les aimait Flaubert. Il fait l’Histoire, en participant à de grands travaux dans les montagnes autrichiennes et en combattant sur le front de l’Est au sein de la Wehrmacht, mais il ne sait pas l’Histoire qu’il fait…

Comme les Compson dans Le Bruit et la Fureur, il endure. Le rapprochement avec William Faulkner s’arrête là. En quête d’émotions rares et de sentiments merveilleux, Robert Seethaler n’écrit pas avec l’encre noire de la mélancolie. S’il fallait une image pour évoquer son travail d’écrivain, la comparaison avec les artistes montagnards qui sculptent la neige et la glace avec une infinie délicatesse conviendrait mieux.

Son Andreas Egger est un drôle de bonhomme de neige dans son genre. Écrasé par le destin, cet orphelin recueilli dans une ferme par un oncle brutal trouve le moyen de s’ouvrir un sentier vers le bonheur.

Une des grâces du roman est l’évocation de son amour pour Marie, son épouse tuée par une avalanche peu de temps après leur mariage, sans avoir eu le temps de lui donner un enfant. Le cœur brisé, Andreas a un doute sur la responsabilité des entreprises de travaux qui abusent des pouvoirs de la fée TNT dans les montagnes. Mais cet homme est sans haine. L’amour seul occupe son cœur troué par de secrètes injustices.

Bien des années plus tard, dans la neige et la boue du front russe, c’est à son amour envolé qu’Andreas écrit une lettre pour la rassurer en lui jurant que tout va bien… Et à la fin de sa vie, dans les années 1970, Marie, morte quatre décennies plus tôt, est toujours là. Il repensait souvent à Marie. À ce qui avait été et ce qui aurait pu être. Mais c’étaient de brèves et fugitives pensées qui passaient aussi vite que les volutes des nuées d’orage devant sa fenêtre.

Un livre vif et piquant, habité par une paix qui plaît. »