LE JOURNAL DU DIMANCHE, Bernard Pivot, dimanche 27 mai 2018


« Aimez-vous Brahms et James Fletcher ? »

« James Fletcher est mort à l’âge de 55 ans pendant son sommeil, d’une apnée plus forte que les autres. C’était un compositeur, critique musical, professeur de musicologie. Par son talent de vulgarisateur de la musique classique à la télévision britannique, il avait acquis beaucoup de notoriété. Parmi ses dernières volontés : que la grande pianiste Viviane Craig vienne jouer l’Intermezzonuméro 2de Brahms, en l’église de Sainte-Cécile-et-Saint-Anselme pendant la messe de ses obsèques.

Le roman de Jean Mattern raconte tout ce qui se passe dans la tête de la pianiste durant son voyage en métro de Wimbledon, où elle habite, jusqu’à l’église située au centre de Londres. C’est ce qu’on appelle un monologue intérieur. Il est sombre et traversé de rais de lumière, lancinant, désordonné, compulsif, éprouvant, dramatique. Parce que Viviane était depuis longtemps la maîtresse secrète de James et qu’elle ne joue plus en public. C’est une légende vivante, la Greta Garbo du piano. Un critique allemand a inventé cette formule “aussi stupide que flatteuse” pour évoquer son retrait de la scène. Son retour inattendu sera un événement. Comment pourra-t-elle le justifier ? Pourquoi a-t-elle accepté sans réfléchir ce “chantage post-mortem” ? Sera-t-elle capable de relever un défi insensé, la terrible émotion de jouer devant le corps de son amant s’ajoutant à la panique de son propre corps de pianiste ? Comment être pendant cinq minutes et quelques secondes à la hauteur de Brahms et de James ?

Sa mémoire va beaucoup plus vite que le métro dans lequel elle étouffe. Elle se rappelle son premier concert triomphal de Wigmore, resté mythique, où elle avait remplacé au dernier moment un pianiste défaillant. Elle se rappelle surtout le concert où, tous deux spectateurs, avec une impudence qui aurait pu ou dû la choquer, mais que sa beauté à ses yeux justifiait, James l’avait abordée et, en quelques minutes, séduite. Leurs rendez-vous dans une salle de boxe à West Ham, où le jeune musicologue s’entraînait dur et où la géniale interprète des œuvres de Brahms et Rachmaninov n’avait aucune chance d’être reconnue. Surtout leurs après-midi clandestins chez James, en sorte que le voyage en métro est aussi une évocation déjà nostalgique, ardente, fiévreuse, du corps et du sexe de son amant disparu, de leurs étreintes, d’un désir dont elle ne soupçonnait pas la force et que les absences soudaines de l’être tant aimé rendaient encore plus impérieux.
Par des phrases longues, très longues, que les virgules font respirer, Jean Mattern réussit admirablement à restituer le désordre d’une pensée ininterrompue où se succèdent, s’articulent, s’enchevêtrent, la sensualité des souvenirs, la peur de devoir bientôt se retrouver devant un piano et un cercueil, des confidences de l’énigmatique James sur un pèlerinage annuel au lac d’Annecy et son “bleu infini” peint par Cézanne, les plaintes de la voyageuse en deuil entre Wimbledon et Londres qui était encore hier un voyage d’amour, enfin et surtout d’autres remémorations, de sa vie de couple cette fois, avec Sebastian, qu’elle n’a jamais envisagé de quitter puisqu’elle l’aime. “Je voulais les deux, mon mariage et mon amant, je ne voyais aucune autre possibilité et si la mort ne s’en était pas mêlée j’en serais toujours au même stade, à vivre comme si c’était la chose la plus naturelle du monde d’aimer deux hommes à la fois, même inégalement, mais les aimer quand même.”

La pianiste et l’amoureuse ne font qu’une. Pas de calcul, pas d’hésitation : les doigts courent avec la même sincérité, le même talent sur le corps de l’amant que sur le clavier du Steinway. La beauté est exigeante, la passion impérieuse. Sauf que Viviane a elle-même renoncé aux risques du concert alors que pour rien au monde elle n’aurait reculé devant les périls de sa double vie. Et voilà que, le destin s’en mêlant, elle va renouer avec le piano pour accompagner son amant dans la mort, tandis qu’à Wimbledon son mari travaille au montage d’un film de télévision. La pianiste ressuscitera bientôt en public en ne célébrant que pour elle-même la fin de ses noces secrètes avec le beau défunt.

Le Bleu du lac est un court et magnifique roman d’amour dans lequel Jean Mattern a écrit la partition complexe du sentiment amoureux, réaliste et romantique, musical et charnel. »