LE MATRICULE DES ANGES, Anne Kiesel, septembre 2023


Lames froides
Premier roman d’une ethnologue chevronnée, Les Faiseurs d’anges est une plongée dans une vie intime et poétique.

Dès les premières pages, nous voilà plongés dans un corps de femme, un regard de femme. Le personnage s’appelle Jeanne, elle a 21 ans, on est en 1967. Elle entre, nue, dans le cabinet d’un gynécologue, entouré de jeunes gens en blouse blanche. De futurs médecins en formation. La consultation du professeur leur sert aussi de travaux pratiques. « À quand remonte votre dernier rapport sexuel ? – Un jour. – Est-ce douloureux ? – Oui. – Depuis quand souffrez-vous ainsi ? – Quatre ans. […] – Installez-vous sur la table mon petit, nous allons voir ça. »
C’est raconté blanc, sans émotion. Les pieds dans les étriers, le speculum. L’étrangeté de cette situation, tout à la fois fréquente, médicale, humiliante, scientifique, bizarre avec deux générations de médecins. Les étudiants qui ont l’âge de Jeanne, « écoutent religieusement ». Cette instrumentalisation du corps féminin. « Il ne veut pas que je m’évade. Il a besoin de moi entière, se résigne Jeanne, qui laisse sans protester les lames froides de l’outil métallique s’ouvrir dans son vagin. »

Martine van Woerkens, ethnologue et spécialiste de l’Inde, propose ici son premier roman, Les Faiseurs d’anges. Le regard qu’elle pose sur ses personnages est aigu, intense. Professionnel, pourrait-on dire ? Très réussi en tous cas.

Dans la séquence suivante du roman, on remonte le temps. L’autrice ne s’interdit pas de sortir de son rôle qui, traditionnellement, doit être invisible. Elle prend la parole, elle intervient directement : « Comme dans le premier chapitre de cette histoire, mais quatre années plus tôt, Jeanne se déshabille, cale ses pieds sur les étriers, Koupkov enfile un gant de caoutchouc, introduit un speculum. » Cette fois, ce médecin (qui n’est donc pas le même que celui des premières lignes) n’est pas accompagné d’étudiants mais de son fils « qu’il invite à s’asseoir près de lui. Les voilà donc tous deux vrillés au paysage qu’offre l’appareil génital de Jeanne. Spécial, qu’en dîtes-vous ? Le père explique comment, de quoi, à quelle fin est constituée cette cavité que découvre son fils. » On comprendra bientôt la raison de cette scène, et (on l’a deviné dès le titre) il sera bien question d’un avortement clandestin, en 1963, à l’époque où il fallait faire ça en douce. Enfin, pas souvent, très doucement… Jeanne avait 17 ans. Quatre ans plus tard, elle en découvre les séquelles définitives.

Ce beau roman, foisonnant, complexe, féministe, est autant le portrait d’une femme libre que celui d’une époque, marquée par la guerre d’Algérie et par ses suites. Jeanne, avec ses blessures, ne baisse pas les yeux. Les questionnements sont évoqués sans lourdeur. Jeanne pense que sa mère ne la comprend pas, qu’elle faisait mine de ne pas la voir enceinte, au sortir de l’adolescence ? Voilà qu’elle la découvre aux côté des femmes qui choisissent de ne pas prolonger une grossesse. On est mère quand on a accouché, pas avant. Ne jugeons pas la femme qui décide de supprimer un embryon, dit-elle en 1967, sept ans avant la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse. Arrive une grande gueule, qu’on nomme la Mêle-Brin, sorte de chœur antique, croisée dans un bistrot, qui sort ses quatre vérités. Les femmes sont « les dindes de la farce, c’est bien connu », lance-t-elle à Jeanne.

En à peine 200 pages, Martin van Woerkens construit une sorte de roman-monde à l’échelle d’une vie de femme, Jeanne, qui traverse les bouleversements d’un monde. Jeanne et ses choix solitaires, Jeanne et ses vies en couple. Oh combien Reda, le compagnon de la dernière partie du livre, est différent des jeunes du début de sa vie amoureuse.
Luttes féministes, procréation médicalement assistée, accueil d’exilés en France, Martine van Woerkens raconte avec force et délicatesse les convictions et les doutes de toute une génération.