LE MONDE DES LIVRES, Florence Noiville, vendredi 29 septembre 2023


Robert Seethaler paie sa tournée
Au « Café sans nom » se retrouvent les habituées de l’écrivain autrichien, la tendresse et la finesse, pour raviver la Vienne des années 1960

Le zinc et la plume ont toujours fait bon ménage. De La Ballade du Café triste de Carson McCullers, à Au Perroquet vert, d’Arthur Schnitzler, de La Légende du saint buveur de Joseph Roth, au bar Biture de Raymond Queneau (dans Les Fleurs bleues), les écrivains n’ont pas cessé de célébrer les cafés. Et voilà qu’à la liste de ces estaminets célèbres, l’autrichien Robert Seethaler ajoute aujourd’hui le sien, Le Café sans nom. Un drôle d’établissement que ne signale aucune enseigne et qui donne son titre à un roman magnifique – son cinquième après Le Tabac Tresniek (2014), Une vie entière (2015), Le Champ (2020) et Le Dernier Mouvement (2022), tous traduits chez Sabine Wespieser.
On y retrouve, avec quel bonheur !, la  « tonalité Seethaler » : un mélange subtil immédiatement reconnaissable, de profondeur et de mélancolie douce, quelque chose de douillet qui vous enveloppe dès les premières pages.

Nous sommes à Vienne, en 1966. La seconde guerre mondiale est encore présente partout – certains ont même fait leur potager dans les cratères des bombes –, mais elle s’éloigne. Une vitalité nouvelle s’installe. C’est le moment que choisit Robert Simon pour tourner une page lui aussi. Jusque-là, il travaillait comme journalier au marché des Carmélites, dans un quartier populaire, non loin du Prater et de sa célèbre grande roue. Il rêvait de reprendre un café abandonné devant lequel il passait chaque matin. Un jour, il décide de se lancer. À peine les clés en poche, le voilà qui récure, ponce, brique, désinfecte. Bientôt le lieu est comme neuf. Seul problème : Robert ne lui trouve pas de nom. Il pourrait l’appeler Bistrot Simon, mais cela lui semble prétentieux. Son ami boucher le rassure : « Tout compte fait, le Danube existait avant que quelqu’un l’appelle Danube. Alors ton café restera sans nom et c’est très bien comme ça. »

Portraits en gros plan
De page en page, ce café sans nom va donner naissance à un livre (presque) sans histoire. Il n’y a jamais de vraie intrigue chez Seethaler. Plutôt des fils ténus savamment tricotés. Le premier retrace l’histoire du troquet qui se repeuple et prospère (de toutes parts, les clients affluent pour prendre un bock, un petit noir ou un schnaps accompagné de tartine de saindoux au paprika et aux cornichons). Le deuxième fil narrateur suit les évolutions de Vienne sortant enfin des décombres pour entrer dans la modernité (« Le métro va être construit, la cathédrale Saint-Étienne va devenir un terminus […]. On dit même que le tramway va bientôt circuler sans contrôleur », s’effraie une habitant. Pendant ce temps, que fait le bon Dieu ? Il « se voile la face en regardant ailleurs »). Enfin, sur un troisième fil, Seethaler accroche des portraits en gros plan de tous les clients du café : c’est là qu’il excelle.

Au pinceau rapide ou à la mine de plomb, l’écrivain peint, brosse, esquisse… et par petites touches impressionnistes, donne vie à tout un monde qui grouille. Il y a le vieux et chauve Georg, qui s’assied toujours à la même table, à droite de l’entrée : il aime la gnole de Wachau et, quand il parle, « sa mâchoire presque édentée s’affaisse entre les phrases ». Il y a Micha, le peintre russe qui court la gueuse et vient noyer dans l’alcool ses déboires avec Heide la crémière.  Il y a les tapeurs de carton, qui « jouent longuement en silence, la langue coincée entre les dents, puis, sans crier gare, se mettent à se hurler dessus et à balancer les cartes avec une telle violence […] que la bière déborde de leurs verres ». Et que dire des « buveuses silencieuses de l’après-midi », ces femmes qui s’installent en terrasse et demeurent longtemps derrière leur soda-framboise. En croisant leur regard perdu, on ne peut s’empêcher d’y trouver la détresse contenue dans la toile de Degas, la fameuse et terrible Absinthe (1875-1876).

Un café sans nom pour des destins anonymes. Avec une grâce (sans nom elle aussi), Seethaler fait de ce lieu l’émouvante métaphore d’un temps circulaire au terme duquel, tels les passagers de la grande roue, nous revenons tous au point de départ. La prose est limpide comme du cristal qui tinte. Un verre qui se brise comme un éclat de rire. Elle est empreinte d’une telle tendresse qu’elle semble illuminée de l’intérieur. On recommande sans hésiter la merveilleuse atmosphère de ce Café sans nom. Il suffit de passer la porte, de se laisser envahir par les effluves de cannelle et de Glühwein. Et puis, Prosit !