LE MONDE DES LIVRES, Marc-Olivier Bherer, vendredi 19 décembre 2014


« Dans l’étonnant Berlin-Moscou, le Britannique Tariq Ali offre un bilan du communisme.

Très jeune, Tariq Ali, né en 1943, a su qu’il viendrait à la fiction. Seulement, il y avait plus urgent. La dictature au Pakistan, dont il est originaire. Puis la guerre du Vietnam, dont il fut l’un des principaux critiques dans son pays d’adoption, la Grande-Bretagne. Enfin, la 4e Internationale, qu’il fallait construire. Aussi s’est-il fait d’abord journaliste, notamment à la New Left Review, puis réalisateur, essayiste, éditeur. Et plus tardivement romancier, au début des années 1990, lorsque le capitalisme, loin de s’effondrer, a pu renaître sous sa forme néolibérale, conforté par la chute du communisme. La fiction s’est alors imposée. Elle permettait de poursuivre les idées autrement, de les voir s’incarner, d’examiner aussi comment elles avaient pu dérailler.

À cet égard, Berlin-Moscou, écrit en 1992, n’a rien perdu de son à-propos. C’est un examen de conscience – jusqu’où une cause peut-elle nous mener ? Vladimir Meyer, ancien professeur de littérature comparée à l’université Humboldt de Berlin, autrefois en RDA, se trouve jeté dans un monde qu’il juge fade. Dissident rêvant d’un socialisme doté d’humanité, il est mis de côté par l’Allemagne réunifiée. Des inquisiteurs venus de Bonn lui ont signifié son renvoi pour des raisons que l’on soupçonne idéologiques. Sa femme l’a quitté. Et il est en froid avec son fils, un nouvel Allemand pressé de faire carrière au sein du SPD et qui voit en lui un dinosaure. Vlady, comme on le surnomme, ne s’en offusque pas. Il est habité par la mélancolie. Non par l’ostalgie de ceux qui déplorent, sur un mode esthétique, la fin de l’Allemagne de l’Est, mais par le regret de ce qui aurait pu être si l’Idée communiste n’avait pas été détournée par le stalinisme.

Le drame bourgeois qui semblait se dessiner laisse ici place au roman d’espionnage. Vlady, dans sa volonté de renouer avec son fils, remonte le fil de l’Histoire. Pour déjouer son cynisme et lui montrer la noblesse d’intention des révolutionnaires des années 1920, il reconstitue le destin de celui qu’il tient pour son père, Ludwig, sous les traits duquel on devine Ignace Reiss (1899-1937), maître espion soviétique mort assassiné en Suisse après avoir rompu avec Staline. Il s’intéresse également à sa mère adorée, Gertrude. Si bien qu’un troublant jeu de miroirs s’instaure entre les générations, dévoilant des trahisons que nul ne soupçonne ou ne souhaite admettre.

Kim Philby, la célèbre taupe qui infiltra les services secrets britanniques, fait plusieurs apparitions. Mais l’atmosphère diffère de celle des romans de John le Carré. L’espion, ici, est toujours aux prises avec cette impitoyable modernité faite de faux-semblants, et où le complot guette. L’agent secret n’œuvre pas à préserver l’État, il est tout entier tendu vers la réalisation d’un monde meilleur. Espoir qu’il poursuit avec une froide méthode, jusqu’à s’y perdre.

L’étourdissante fresque construite par Tariq Ali est placée sous le signe de la lucidité. Les brillants esprits qui se sont tant appliqués à réaliser l’Idée ne sont pas simplement sacrifiés. Ils se laissent surprendre par leur propre conformisme. Par leur besoin d’appartenir à cette famille de remplacement qu’est la puissante confrérie des aigrefins. Un roman subtil où l’Histoire dévoile son intimité avec une pudeur émouvante. »