LE MONDE DES LIVRES, Philippe-Jean Catinchi, vendredi 25 novembre 2016


« Entrez dans la ronde… »

« Michel Rio n’est pas un écrivain ordinaire. En ce sens que son seul moteur est la passion de l’élucidation. La soif de percer les arcanes du monde et du verbe. Sans omettre, dans cette quête aride, les sens, voluptés du corps pour faire écho à celles de l’esprit, et l’humour, jeu sur les codes et les conventions. Dans Le Principe d’incertitude (Seuil, 1993), il faisait disserter deux hommes en une fiction si épurée que le lecteur restait en charge de lire la partition et d’en fixer les variations. Avec Ronde de nuit, il ne prétend plus livrer un « roman » mais un « essai avec personnages ».

Si le titre évoque Rembrandt, c’est davantage du côté d’Arthur Schnitzler qu’il faut chercher la référence : La Ronde (Reigen, 1903) de celui-ci est une pièce de théâtre composée de dix dialogues offrant, au dire du dramaturge autrichien, un jour singulier sur certains aspects de notre civilisation. La formule vaut pour cette Ronde de nuit, menée dans un Paris des bords de Seine où un ancien maître de la finance devenu clochard (pour avoir dévoilé les dessous de la dérégulation de l’économie) s’épanche auprès d’un journaliste soucieux d’élucider ce qui est opaque. Le même souci conduit l’enquêteur auprès de Monica de Velde, somptueuse héritière collectionneuse d’art, qui a choisi le Parlement européen pour se soustraire à la médiocrité ambiante. Visitant à son tour la milliardaire, Jérôme Avalon, double récurrent de Rio, pourfend avec férocité la république des lettres, avant de revisiter certains enjeux théologiques en compagnie d’un ami cardinal et mathématicien.

La critique de la civilisation contemporaine est aussi aiguë qu’implacable. Des agences de notation qui, par un défi absolu à la logique et l’équité, se lavent de toute corruption en se réfugiant derrière « l’erreur d’opinion », en clair la stupidité et l’incompétence, jusqu’au délirant repli identitaire (La revendication d’une idée nationale obscure construite non sur un savoir positif historique et culturel, ignorance oblige, mais négativement sur le refus. La peur, la haine et la stupidité considérées comme des vertus. Tout ce qui fait le lit des bonnes guerres), en passant par l’avenir du roman (S’il y a décès, ce ne sera pas celui du genre mais de ses enjeux) ou la démission de la sphère civique (Vous ne trouvez pas d’une cocasserie sinistre qu’on en soit arrivé à un point où la plus haute ambition du politique est d’être un contre-pouvoir ?). Rio a le ton et la lucidité qui font mouche, sans se bercer de mots. Impossible de faire un nœud à un mouchoir en papier : apologue moral dans cette incapacité de la cellulose à fixer la mémoire ? – La fin de l’imprimé et le triomphe de l’amnésie, peut-être. C’est de saison. »