LE MONDE, Florence Noiville, vendredi 15 avril 2022


Rencontre 
« Il n’y a que le regard vers l’intérieur »

La musique ne se raconte pas, fait dire Robert Seethaler à Gustav Mahler. « Si on peut la décrire, c’est qu’elle est mauvaise. » Aussi l’écrivain se garde-t-il bien de mettre des mots sur les notes du grand compositeur autrichien (1860-1911). C’est sa vie qui l’intéresse. Et surtout dans son « dernier mouvement », lorsque, en 1911, malade – il nous apparaît ici emmitouflé dans des couvertures, sur le paquebot qui le ramène en Europe après une ultime saison à la tête de l’Orchestre philharmonique de New York –, le vieil homme laisse librement remonter ses souvenirs.

De la mort en bas âge de sa fille Maria à la liaison de sa femme, Alma, avec l’architecte Walter Gropius, en passant par ses rencontres avec Rodin ou Freud, se dégage alors le portrait d’un génie tourmenté que Seethaler réussit à nous rendre émouvant, malgré ses sautes d’humeur, ses manies et son intransigeance.

Mais le tour de force du romancier est ailleurs. Seethaler a construit un récit à l’acoustique exceptionnelle. Ce que l’on y entend, à défaut de celles de Mahler, c’est la symphonie du monde autour de lui. « Grondement » des vagues, « vacarme » des rues de New York, « sifflements » et « râles » d’une enfant qui agonise, « crépitement » d’un poêle, « hurlements » d’un chien, « bruits de ferraille ou de verre », et jusqu’aux « craquements » des jointures d’une main : rarement roman aura été aussi sonore. Comme si, pour faire entrer le lecteur dans l’intériorité du musicien, Seethaler ne nous plongeait pas seulement dans sa tête, mais plaçait le lecteur à équidistance parfaite de ses deux oreilles. […]