LE POINT, Élise Lépine, jeudi 15 septembre 2022


Le temps meurtri de l’enfance

Sa préférée, premier livre de Sarah Jollien-Fardel, remporte le prix du Roman Fnac, dont Le Point est partenaire.
Jeanne, la narratrice de ce premier roman, lauréat en cette rentrée littéraire du prix du Roman Fnac, n’en finit pas de digérer son enfance ravagée et ne se pardonne rien de ce qu’elle est devenue. Des trois femmes vivant sous la coupe de son père, elle est la seule à s’en être sortie. Mais dans quel état ? « Faut l’imaginer, ça, tous les jours, la trouille, tous les jours. » Le roman s’ouvre sur ses premières années, scènes d’une cruauté indicible, coups pleuvant sur la mère, sur les deux filles, l’aînée, Emma, douce, belle, et « sotte », sur la plus petite, Jeanne, qui prévient un médecin de famille, lequel détourne les yeux. En coulisse, la mère, sans échappatoire pour elle-même, manœuvre pour offrir des études à Jeanne, la curieuse, la vive, la prometteuse. Jeanne qui cherche à s’échapper, mais que tout ramène au berceau de ses souffrances, à commencer par le suicide de sa sœur, la « préférée » du père, qui lui vouait un désir monstrueux. Le ticket vers la liberté prend pour Jeanne la forme d’un internat, à Lausanne, si loin du Valais rural d’origine, là où elle peut s’inventer elle-même. Devenue adulte, elle installe silence et distance entre ses parents et elle. Un espace gorgé d’un acide que rien n’éponge : ni les femmes conquises, ni l’amour d’un homme longtemps désiré, ni le triomphe d’une belle carrière. Écrit dans un style scandé, parfois presque slamé en longues phrases mélodiques aux uppercuts fréquents, Sa préférée raconte les forces paradoxales traversant la vie de la narratrice, qui effectue une lente remontée à la surface, tout en luttant contre le poids du passé qui la leste. Dans la nuit noire de ce roman dur, où souffrent ensemble l’âme du personnage et celle du lecteur, Sarah Jollien-Fardel arrache un éclat de lumière. La vérité d’une femme qui plonge, enfin, ses racines dans la terre qui l’a vue naître et qu’elle raconte si bien. Une terre de douleur, mais aussi de renouveau.