LE TEMPS, André Clavel, samedi 18 mai 2013


« À plus de 80 ans, Edna O’Brien signe l’autobiographie d’une fille de la campagne devenue une brillante romancière irlandaise »

« Les confidences de l’auteur de Crépuscule irlandais sont un merveilleux éloge de la vie intérieure. On y trouve aussi la grâce virevoltante d’une paysagiste et les révoltes d’une femme dont les livres furent durement reçus dans son pays natal.
À quoi peut rêver une jeune fille, au fond de la campagne irlandaise ? À larguer les amarres. Née en 1930 dans un village catholique qu’elle décrit comme un étouffoir, Edna O’Brien avait 22 ans lorsqu’elle décida de quitter le bercail et de s’installer à Londres, avec le sentiment d’être à la fois une exilée et une rescapée. Elle avait des comptes à régler, et elle choisit l’écriture pour s’en acquitter. En signant des romans qui ne tardèrent pas à être interdits en Irlande – et parfois brûlés ! –, parce qu’il y est question du désir féminin et de la sexualité dans une société bâillonnée par la religion.
Mais si elle a été contrainte de fuir l’Irlande pour pouvoir écrire, l’auteur des Filles de la campagne ne cesse d’y revenir dans ses livres : cette terre la hante, avec ses fantômes flagellés par les vents et ses âmes mutilées, comme disait Yeats. C’est dans ces décors tourmentés que se débattent les héroïnes d’Edna O’Brien, des femmes accablées par leur éducation bigote, par la servitude conjugale ou domestique, par la solitude affective, par des tabous de toutes sortes. Le réconfort ? Elles le cherchent loin des humains, en se réfugiant dans des paysages sauvages qui sont autant d’images d’une liberté reconquise.
Toutes ces hantises se conjuguent dans Fille de la campagne – au singulier, cette fois –, passionnante autobiographie qu’Edna O’Brien s’est enfin décidée à rédiger, à 80 ans passés, après avoir longtemps rechigné à livrer ce qu’elle appelle ici une obscure petite gorgée de secrets. […]
[Les] ombres souvent encombrantes passent vite dans ce livre tout entier tourné vers le dedans, au cœur de l’intime. Ce qu’on y découvre, c’est la fabuleuse liberté d’une romancière indomptable. Mais jamais endurcie par les croisades qu’elle a menées, à l’époque où sa mère cachait ses premiers romans dans un traversin, la honte au cœur… Edna O’Brien ? Une vie sur la braise. Et une seule urgence, celle d’écrire encore et encore enrestant profondément enracinée dans le pays natal, même s’il ne lui a pas fait de cadeaux. »