LE TEMPS, Jean-Bernard Vuillème, samedi 24 octobre 2020


Diane Meur signe le roman d’une époque, la nôtre

Au bord d’un lac, dans une petite ville imaginaire mais qui pourrait être en Suisse ou au Luxembourg, l’autrice belge dépeint avec maestria une Europe qui se calfeutre tout en voulant aider le reste du monde. Un bal des cruautés sous une apparente douceur.

Diane Meur ne fait pas partie des auteurs qui viennent encombrer chaque année les tables des libraires. Elle prend son temps. Cinq ans déjà qu’on ne l’avait plus lue. C’était La Carte des Mendelssohn, roman à la limite des genres que l’on peut résumer comme un voyage étourdissant dans la gigantesque famille Mendelssohn, laquelle comprend deux génies, le philosophe Moses et le musicien Felix.

La romancière belge est de retour avec un roman presque aussi foisonnant, toujours solidement charpenté et non moins ambitieux, qui met en scène des personnages très contemporains en un imaginaire grand-duché d’Éponne « calfeutré dans ses frontières ». Landvil, sa « capitale aux allures de gros village », mais très européenne, est « plantée au bord d’un lac ». Chaque rue y « semble une impasse » et la richesse du grand-duché, comme ses discrètes rudesses et son ambiance feutrée, évoquent une contrée pas très étrangère à certains chefs-lieux helvétiques.

Une pelisse collective
C’est peut-être le roman le plus « pensant » de cette rentrée littéraire, un roman musilien dans le sens où les personnages, nombreux et aux profils très contrastés, sont emblématiques du XXIe siècle où ils évoluent, littéralement trempés dans l’ambiance de ce temps, à un certain endroit du monde, comme Robert Musil campait L’Homme sans qualités à Vienne dans l’époque décadente de l’Empire austro-hongrois. Ainsi les personnages, au-delà de leurs propres actions et réactions, et même de leur évolution, sont-il revêtus d’une sorte de pelisse collective qui les englobe et définit jusqu’à leur horizon.

Le roman s’élabore autour de deux textes en cours de rédaction, d’une part, un livre de journaliste sur la problématique de la migration et, d’autre part, un pamphlet politique rédigé collectivement. Sans être exhaustifs, citons les principaux personnages. Il y a Jean-Marc Féron, journaliste vedette prêt à sortir de sa « zone de confort » pour recevoir un migrant, Hossein. Il le fait au moins autant par opportunisme que par charité, avec le projet de rédiger un livre, à succès bien sûr, sur leur vie commune quotidienne d’une durée strictement définie de trois mois. Mais quelque chose coince soudain dans cette mécanique trop bien huilée, un mélange de scrupule et de fatigue, malgré la relation relativement distante, mais harmonieuse, qu’il entretient avec son hôte.

Incolore et mal fagotée
Le malaise envahit Féron au point qu’il se trouve dans l’incapacité d’écrire ce livre. Qu’à cela ne tienne, l’éditeur a tôt fait de lui envoyer Sonia, une professionnelle de la réécriture rompue à l’exercice et sachant aussi prendre en main l’accouchement des textes durs à naître. Cette « quinquagénaire incolore et mal fagotée » n’avait rien pour plaire au journaliste. Fine, lucide, elle l’aidera pourtant à tomber le masque pour retrouver en lui l’enfant tourmenté par le rôle que lui ont fait tenir ses parents face à un frère inapte et inepte, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Parallèlement, tandis que périclite le livre de Féron, un autre texte prend corps, un pamphlet rédigé par un groupe anticapitaliste qui s’applique à dénoncer la tyrannie tapie dans le paradis financier du grand-duché d’Éponne. Sonia figure parmi les rédacteurs, non loin de Jérôme, le plus en vue, le plus acharné à mener l’entreprise à son terme. Sous ses airs de leader, ce jeune homme traîne une interminable thèse comme un boulet, depuis près de dix ans, et s’amourache de Sylvie Scholl, une femme d’affaires mariée aux antipodes de son idéal politique. Ils vivent une relation charnelle clandestine, aussi intense que sans issue.

Demandeur d’asile
Autre personnage fort, le demandeur d’asile Ghoûn, un homme sensible et cultivé, vit l’expérience d’une quête sans espoir pour se faire une petite place à Landvil. Il y parcourt des kilomètres à pied afin de distribuer des prospectus dont personne ne veut, découvrant ainsi l’existence d’un « travail qui ne sert à rien ». Un peu mieux lotie, Semira couvre aussi pas mal de distance pour se rendre d’un ménage à l’autre. Un début d’amitié, d’amour peut-être, se noue entre le demandeur d’asile et la femme de ménage, mais cela paraît aussi fragile que leur avenir dans ce grand-duché. Les journées de Semira sont harassantes et son statut se trouve sans cesse menacé. Parmi ses clients figurent le couple Scholl et leur fils Fabio. On voit bien que chez les bobos de Landvil, ouverts et sympathiques, il importe cependant que chacun reste à sa place.

Ainsi des personnages migrent-ils d’une histoire à l’autre, se croisent-ils comme dans des portes tournantes, tenant ici un rôle principal, là un rôle secondaire ou même de figurant. Derrières les décors de la vie sociale, les masques des fonctions et des convenances, se joue, dans une apparente douceur, un théâtre d’ombres d’une cruauté implacable.