LIBÉRATION, Blaise Gauquelin, jeudi 10 décembre 2015


« Une vie entière à prendre de la hauteur »

« Andreas Egger, le héros d’Une vie entière, n’a vraiment pas de bol : il est mal né. Dans son enfance orpheline, il en a reçu, des torgnoles. Cela ne va pas mieux à l’âge adulte : il faut s’engager dans la Wehrmacht, survivre au pain sec et aux prisons soviétiques. Puis trimer le restant de sa vie, sans se plaindre, car ce serait une perte de temps et d’énergie, alors qu’il faut faire attention à mettre un pied devant l’autre sans trébucher. Dans les montagnes, l’horizon reste le plus souvent bouché par le sommet d’en face. Les événements surviennent avec un temps de retard. Mais la « peste nazie » arrivera quand même à changer la vie des habitants dans les corps de ferme les plus reculés. De 1933, année d’ascension hitlérienne, à la décennie seventies de la révolution téléphérique, l’écrivain viennois Robert Seethaler brosse le portrait d’un homme « sans qualités », dont le seul désir de vivre se mue en une leçon de noblesse. C’est bourru, beau, raide et mutique. Egger, élevé dans une culture où l’on ne pose pas de questions, n’a jamais demandé à connaître sa date de naissance. Peu importe d’où l’on part, il faut « élever le regard » et tenter d’aller le plus loin possible. Il se confronte à la souffrance, à la joie, au manque, à la perte et à l’amour. Jusqu’à la fin, il supporte beaucoup de choses, mais n’est un poids que pour lui-même. La mort est souvent là, tapie sous la pureté des neiges. Elle surgit lors des avalanches. Ou quand le cœur d’un veau ne bat qu’une fois à sa naissance. Le manteau blanc recouvre alors de son silence les cris de désespoir des âmes alpines, rendues groggy par le schnaps, le patriarcat paysan et l’austérité des préceptes du catholicisme. Robert Seethaler est né en 1966. Aujourd’hui, il habite « en plaine », à Berlin. Mais il a joliment documenté sa description de la survie dans les hauteurs inhospitalières, ainsi que l’avènement soudain de la modernité et du tourisme. Avant de devenir, avec un premier livre paru en 2006, l’un des écrivains les plus suivis de la prolifique littérature autrichienne, il a été un acteur reconnu, notamment dans des séries télé très populaires. Dans cette expérience, il a sans doute puisé la force visuelle qui distingue ses romans. Elle donne un éclat original à sa langue, assez sobre et à la poésie très travaillée. L’œuvre qu’il construit se situe à une distance respectable du roman de terroir autrichien, qui a longtemps entretenu le romantique et idyllique mensonge d’une osmose entre l’homme et le paysage. En cela, elle s’inscrit dans la veine contemporaine viennoise d’un art sans complaisance esthétique, au service exclusif de la seule vérité nue. »